COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Labaye, 2005 CSC 80 |
Date : 20051221 Dossier : 30460 |
Jean‑Paul Labaye
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement : (par. 1 à 72)
Motifs dissidents : (par. 73 à 154) |
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Major, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
Les juges Bastarache et LeBel |
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
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r. c. labaye
Jean‑Paul Labaye Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Labaye
Référence neutre : 2005 CSC 80.
No du greffe : 30460.
2005 : 18 avril; 2005 : 21 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit criminel — Tenue d’une maison de débauche — Indécence — Test fondé sur le préjudice — Club d’échangisme — Indécence de la conduite au sens du droit criminel — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 197(1) « maison de débauche », 210(1).
Une accusation a été portée contre l’accusé pour avoir tenu une maison de débauche pour la pratique d’actes d’indécence en contravention du par. 210(1) du Code criminel. L’accusé exploitait à Montréal un club dont l’objet était de permettre aux couples et aux célibataires de se rencontrer pour se livrer à des activités sexuelles de groupe. Seuls les membres et leurs invités étaient admis au club. On faisait passer une entrevue aux futurs membres pour s'assurer qu'ils soient au courant de la nature des activités du club. Les membres payaient des frais d’adhésion annuels. Un portier était posté à l’entrée principale du club, veillant à ce que seuls les membres et leurs invités y entrent. Le club occupait trois étages. Un bar se trouvait au premier, un salon au deuxième et l'« appartement » de l'accusé au troisième. Deux portes séparaient l'appartement du troisième étage du reste du club. L'une portait la mention « Privé » et l'autre était munie d'une serrure numérique. Les membres du club étaient informés de la combinaison et avaient accès à l'appartement du troisième étage. C'est le seul endroit où avaient lieu les activités sexuelles de groupe. L'entrée au club et la participation aux activités étaient volontaires. En première instance, l’accusé a été déclaré coupable. La juge du procès a conclu que l’appartement de l’accusé répondait à la définition d'un « endroit public » énoncée au par. 197(1) du Code criminel. Elle a aussi a conclu à l’existence d’un préjudice social du fait que les échanges sexuels avaient lieu devant d’autres membres du club. À son avis, cette conduite était indécente au sens du Code criminel parce qu’elle était dégradante et déshumanisante, qu’elle prédisposait à des comportements antisociaux en faisant fi des valeurs morales et qu’elle augmentait les risques de maladies transmissibles sexuellement. Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont confirmé la déclaration de culpabilité.
Arrêt (les juges Bastarache et LeBel sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité de l’accusé est annulée.
La juge en chef McLachlin et les juges Major, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron : La conduite indécente criminelle sera établie si le ministère public prouve deux éléments hors de tout doute raisonnable. Premièrement, de par sa nature, la conduite en litige cause ou présente un risque appréciable que soit causé, à des personnes ou à la société, un préjudice qui porte atteinte ou menace de porter atteinte à une valeur exprimée et donc reconnue officiellement dans la Constitution ou une autre loi fondamentale semblable, notamment : a) en exposant les membres du public à une conduite qui entrave de façon appréciable leur autonomie et leur liberté; b) en prédisposant autrui à adopter un comportement antisocial; c) en causant un préjudice physique ou psychologique aux personnes qui participent aux activités. Les catégories de préjudices pouvant satisfaire au premier volet de l’examen ne sont pas exhaustives. Deuxièmement, le préjudice ou le risque de préjudice atteint un degré tel qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Ce test en deux volets doit être appliqué objectivement et en fonction de la preuve. [62]
En l’espèce, l’accusé doit être acquitté. L’autonomie et la liberté des membres du public n’ont pas été touchées par une exposition involontaire à la conduite sexuelle en cause. Selon la preuve, seules les personnes déjà favorables à ce genre d’activité sexuelle étaient admises à y participer et à en être témoins. La preuve n’établit pas non plus l’existence d’attitudes ou d’actes antisociaux envers les femmes, ni d’ailleurs envers les hommes. Personne n’a été contraint de se livrer à des activités sexuelles, n’a été payé pour s’y livrer, ni n’a été traité comme un simple objet sexuel servant à la gratification des autres. Le fait que le club soit un établissement commercial ne confère pas en soi un caractère commercial aux activités sexuelles qui s’y déroulaient. Les frais d’adhésion donnent accès au club où les membres peuvent se rencontrer et s’adonner à des activités sur une base consensuelle avec des personnes qui partagent les mêmes intérêts en matière sexuelle. Enfin, quant au troisième type de préjudice, le seul risque auquel s’exposaient les participants était celui de contracter une maladie transmissible sexuellement. Il faut toutefois faire abstraction de ce facteur parce qu’il n’a aucun lien conceptuel ni causal avec l’indécence. Le ministère public ayant échoué à prouver le premier élément servant à établir la conduite indécente au sens du droit criminel, il n’est pas nécessaire de passer au second volet du test. Toutefois, si on l’appliquait, aucune preuve ne semble établir que le préjudice allégué atteindrait le degré requis pour qu’il y ait incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société. [66‑71]
Les juges Bastarache et LeBel (dissidents) : Lorsqu’on applique le test approprié, il faut conclure que les actes reprochés sont indécents et que l’établissement de l’accusé est une maison de débauche au sens du par. 210(1) du Code criminel. [76]
La nouvelle approche en matière d’indécence proposée par la majorité n’est ni souhaitable ni fonctionnelle. Cette approche constitue non seulement une rupture injustifiée avec les principes les plus importants de notre jurisprudence en matière d’indécence, mais elle a aussi pour effet de remplacer la norme de tolérance de la société par le critère du préjudice. Or, la présence ou l’absence d’un préjudice social grave n’a jamais été le critère décisif en ce qui concerne l’indécence. La détermination de la norme de tolérance en fonction des trois catégories de préjudice ne permet pas non plus de prendre en compte la multitude de situations susceptibles de franchir le seuil de l’indécence. Cette nouvelle approche fondée sur le préjudice prive également de toute pertinence les valeurs sociales que l’ensemble de la société canadienne considère important de protéger. L’existence d’un préjudice n’est pas un préalable à l’exercice du pouvoir de l’État de criminaliser certains comportements; l’existence de considérations sociales et morales fondamentales suffit. Enfin, dans le cadre d’une infraction visée au par. 210(1) du Code criminel, il n’y a pas lieu de s’attarder obligatoirement à l’effet du préjudice sur la société. [75] [98‑104] [115]
Pour déterminer si des actes sont indécents, il est préférable de s’en tenir au test original de détermination de l’indécence qui met l’accent sur une analyse contextuelle des actes reprochés et qui intègre la notion de préjudice comme élément important, mais non décisif, de la détermination du niveau de tolérance applicable. La présence ou l’absence d’un préjudice n’est qu’un indice ou un facteur contextuel parmi plusieurs autres permettant de jauger le degré de tolérance de la société canadienne. Bien qu’un certain degré de subjectivité demeure inhérent à la détermination de la norme de tolérance en raison du rôle du juge comme interprète des normes minimales sociales en matière sexuelle, l’analyse reste objective, dans la mesure où le juge fait abstraction de ses convictions personnelles pour rechercher la nature du consensus social. [76] [134]
La question qu’il faut donc se poser en l’espèce est la suivante :« Les actes reprochés dépassent‑ils la norme de tolérance de la société canadienne contemporaine, compte tenu de leur nature, des lieux et du contexte dans lequel ils surviennent? » Les éléments contextuels suivants peuvent être examinés pour identifier la norme de tolérance : (1) le caractère privé ou public des lieux; (2) le type de participants et la composition de l’auditoire; (3) la nature de l’avertissement donné relativement aux actes; (4) les mesures visant à limiter l’accès aux lieux; (5) le caractère commercial des lieux et des actes; (6) la finalité de ceux‑ci; (7) le comportement des participants et (8) le préjudice subi par les participants. En ce qui concerne le dernier élément, il faut porter attention aux risques de préjudice corporel ou psychologique. Cette approche permet de prendre en compte le risque de propagation de maladies transmissibles sexuellement. Finalement, le consentement des participants ou la présence d’adultes avertis ne sont pas, à eux seuls, des éléments décisifs. Un acte sexuel consensuel, tout à fait accepté dans une situation donnée, peut être indécent s’il est accompli dans un autre contexte. C’est la tolérance de la population en général qui compte et non celle des participants ou spectateurs. [81] [122] [131‑132]
En l’espèce, les actes sexuels reprochés sont des actes très explicites et le lieu dans lequel ces actes sont pratiqués est un établissement public. Bien qu’il s’annonce comme un club privé, le club de l’accusé constitue un endroit auquel le public a facilement accès, « sur invitation, expresse ou implicite » comme l’énonce l’art. 150 du Code criminel. Il suffit de payer les frais exigés après avoir subi une entrevue simple et peu sérieuse ou d’être l’invité d’un membre du club. Les mesures de contrôle du club ne réussissent pas non plus à limiter adéquatement l’accès du public à un lieu où des actes sexuels très explicites sont pratiqués. Le fonctionnement de l’établissement révèle également le caractère commercial des activités qui s’y déroulent. La pratique d’actes sexuels au troisième niveau de l’établissement ne devient possible qu’après un échange commercial obligatoire entre les participants et le propriétaire de l’établissement, puisque toute personne doit débourser des frais d’adhésion pour devenir membre. Pour les participants, il s’agit en quelque sorte d’un achat de services sexuels fournis par d’autres participants. Dans la présente affaire, il est même possible de conclure à l’existence d’une forme de préjudice social qui résulte du non‑respect des normes minimales de moralité publique. Enfin, bien que les participants soient des adultes avertis, qui agissent de façon consensuelle et volontaire et qui partagent présumément la philosophie de l’échangisme, cette caractéristique des participants n’est pas pertinente sous le régime de l’art. 210 du Code criminel autrement que pour démontrer l’existence d’actes dégradants ou déshumanisants. Vu dans leur contexte, les actes sexuels explicites pratiqués dans l’établissement de l’accusé dépassent clairement la norme de tolérance de la société canadienne. La société ne tolère pas que des actes de cette nature surviennent dans un lieu commercial auquel le public a facilement accès. Ils sont donc indécents. La dimension publique et commerciale des pratiques sexuelles en cause permettrait une conclusion d’indécence, même s’il n’existait aucun préjudice. [137‑141] [145‑148] [151‑153]
Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêt appliqué : R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S 452; arrêts mentionnés : Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Mara, [1997] 2 R.C.S. 630; R. c. Hicklin (1868), L.R. 3 Q.B. 360; Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681; R. c. Dominion News & Gifts (1982) Ltd., [1963] 2 C.C.C. 103, inf. [1964] R.C.S. 251; Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69; R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932.
Citée par les juges Bastarache et LeBel (dissidents)
Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494; R. c. Mara, [1997] 2 R.C.S. 630; R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681; R. c. Hicklin (1868), L.R. 3 Q.B. 360; Dominion News & Gifts (1962) Ltd. c. The Queen, [1964] R.C.S. 251; Provincial News Co. c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 89; Dechow c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 951; Germain c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 241; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69; R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74; Roux c. La Reine, [2001] R.J.Q. 567; Pelletier c. La Reine, [1986] R.J.Q. 595; R. c. Angerillo, [2003] R.J.Q. 1977; R. c. Jacob (1996), 31 O.R. (3d) 350.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 150, 163(8), 167(1), 197(1), 210(1), 211, 212, 213.
Code criminel, S.C. 1953‑54, ch. 51, art. 150(8) [aj. 1959, ch. 41, art. 11].
Doctrine citée
LeBel, Louis. « Un essai de conciliation de valeurs : la régulation judiciaire du discours obscène ou haineux » (2001), 3(2) Éthique publique 51.
Mill, John Stuart. De la liberté, trad. L. Lenglet. Paris: Gallimard, 1990.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Proulx, Rochon et Rayle), [2004] R.J.Q. 2076, 191 C.C.C. (3d) 66, [2004] J.Q. no 7723 (QL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé pour avoir tenu une maison de débauche, [1999] R.J.Q. 2801, [1999] J.Q. no 2524 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Bastarache et LeBel sont dissidents.
Robert La Haye et Josée Ferrari, pour l’appelant.
Normand Labelle, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Major, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron rendu par
La Juge en chef —
1. Introduction
1 L’appelant se pourvoit contre sa condamnation pour avoir tenu une « maison de débauche » pour la « pratique d’actes d’indécence » en contravention du par. 210(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Il s’agit de déterminer si les actes commis dans son établissement étaient des actes d’indécence au sens où l’entend notre droit criminel.
2 Définir l’indécence sous le régime du Code criminel est une entreprise notoirement difficile. Le Code criminel n’est d’aucun secours, laissant cette tâche aux juges. Le test élaboré par la jurisprudence, qui était au départ essentiellement fondé sur des considérations subjectives, a évolué pour faire maintenant ressortir la nécessité d’un test objectif, fondé sur le préjudice. L’importance accrue accordée à un test objectif repose sur le principe que les infractions criminelles doivent être définies de telle manière que les citoyens, la police et les tribunaux puissent avoir une idée claire des actes qui sont interdits (Voir Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, le juge Lamer). En règle générale, nous ne condamnons et n’emprisonnons les gens que lorsqu’il est établi hors de tout doute raisonnable qu’ils ont violé des normes définies objectivement. Les crimes liés à l’indécence publique ne font pas exception.
3 Nous sommes appelés en l’espèce à appliquer les normes élaborées dans la jurisprudence récente à l’exploitation de clubs facilitant les activités sexuelles de groupe, une pratique familièrement appelée « échangisme ». Cela nous oblige à préciser davantage le test objectif servant à établir l’indécence sous le régime du Code criminel.
4 Je conclus que la déclaration de culpabilité de l’appelant doit être annulée.
2. Les faits
5 L’appelant exploitait à Montréal un club appelé l’Orage. L’objet du club était de permettre aux couples et aux célibataires de se rencontrer pour se livrer à des activités sexuelles de groupe. Seuls les membres et leurs invités étaient admis au club. On faisait passer une entrevue aux futurs membres pour s’assurer qu’ils soient au courant de la nature des activités du club et pour exclure ceux qui ne partageaient pas l’opinion des membres sur les activités sexuelles de groupe. Les membres payaient des frais d’adhésion annuels.
6 Au moment des événements à l’origine de l’accusation portée contre l’appelant, le club l’Orage occupait trois étages. Un bar se trouvait au premier, un salon au deuxième et l’« appartement » de l’appelant au troisième. Un portier était posté à l’entrée principale du club, veillant à ce que seuls les membres et leurs invités puissent entrer. Deux portes séparaient l’appartement du troisième étage du reste du club. L’une portait la mention « Privé » et l’autre était munie d’une serrure numérique.
7 Les membres du club étaient informés de la combinaison et avaient accès à l’appartement du troisième étage. C’est le seul endroit où avaient lieu les activités sexuelles de groupe. Des matelas étaient disposés çà et là sur le plancher de l’appartement. Les gens s’y livraient à des actes de cunnilingus, de masturbation, de fellation et de pénétration. À plusieurs occasions, les policiers y ont vu une femme seule avoir des rapports sexuels avec plusieurs hommes, pendant que d’autres hommes observaient la scène en se masturbant.
8 L’entrée au club et la participation aux activités étaient volontaires. Personne n’était contraint de faire ni de voir quoi que ce soit. Personne n’était payé pour avoir des relations sexuelles. Bien que les policiers aient constaté au cours de leurs visites que le nombre d’hommes dépassait largement le nombre de femmes, rien n’indique qu’elles s’y trouvaient de façon involontaire ni qu’elles participaient contre leur gré aux activités sexuelles de groupe.
3. Historique judiciaire
9 Selon la juge Baribeau, le test servant à établir l’indécence commandait une appréciation du contexte public ou privé des activités en cause ([1999] R.J.Q. 2801). Elle a conclu que l’appartement de l’appelant répondait à la définition d’un « endroit public » énoncée au par. 197(1) du Code criminel, puisqu’il s’agissait d’« un lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite ». La juge du procès n’a accordé aucune importance au fait que le public en question était composé des membres du club et de leurs invités. Se fondant sur la nature publique du lieu, elle a conclu à partir des faits que les pratiques sexuelles en cause ne respectaient pas la norme de tolérance de la société canadienne.
10 S’appuyant sur R. c. Mara, [1997] 2 R.C.S. 630, la juge du procès a conclu à l’existence d’un préjudice social du fait que les échanges sexuels avaient lieu devant d’autres membres du club. À son avis, cette conduite était indécente au sens du Code criminel parce qu’elle était dégradante et déshumanisante, qu’elle prédisposait à des comportements antisociaux en faisant fi des valeurs morales et qu’elle augmentait les risques de maladies transmissibles sexuellement.
11 Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont confirmé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant ([2004] R.J.Q. 2076). Le juge Rochon a conclu que les activités litigieuses causaient un préjudice à la société en raison des risques qu’elles présentaient pour la santé et de la vision dégradante et déshumanisante de la sexualité qu’elles propageaient. La juge Rayle a souscrit à cette opinion, concluant à l’existence d’un risque de préjudice plus élevé que dans l’affaire Mara en raison du plus grand nombre de partenaires sexuels prenant part aux activités. Selon les juges majoritaires, le caractère volontaire de leur participation ne diminuait en rien l’avilissement, ni la perte d’intégrité et du respect de soi qui en résultaient.
12 Le juge Proulx, dissident, a conclu que la déclaration de culpabilité prononcée par la juge du procès reposait sur plusieurs erreurs. Même si l’établissement était un endroit public, au sens du Code criminel, les membres du club n’accomplissaient pas les actes sexuels en public, mais dans un contexte de relative intimité. Les nouveaux venus étaient sélectionnés et informés. Tous les participants conservaient leur pleine autonomie. Les échanges sexuels auxquels ils participaient correspondaient à leur choix personnel et à leur vision de la sexualité. Puisqu’il n’y avait aucune différence importante entre les participants et les observateurs, la présence de ces derniers n’avait aucune pertinence pour l’appréciation de l’indécence publique de ces activités. En outre, il n’existait aucun préjudice social comparable à celui constaté dans Mara, où le fait que des femmes étaient payées en échange de services sexuels a amené la Cour à inférer qu’il y avait exploitation.
4. Analyse
4.1 Le test juridique applicable à l’indécence criminelle
4.1.1 L’historique de l’indécence criminelle
13 Selon le paragraphe 210(1) du Code criminel, la tenue d’une maison de débauche constitue un acte criminel punissable d’un emprisonnement de deux ans. Le par. 197(1) du Code définit une « maison de débauche » comme un local qui, selon le cas, est tenu, occupé ou fréquenté « par une ou plusieurs personnes à des fins de prostitution ou pour la pratique d’actes d’indécence ». La seule question qui se pose en l’espèce consiste à savoir si ce qui se passait à l’Orage constituait des « actes d’indécence ».
14 L’indécence a deux sens : un sens moral et un sens juridique. Ce n’est pas à l’aspect moral de l’indécence que nous devons nous intéresser, mais à son aspect juridique. Les aspects moral et juridique du concept sont évidemment liés. Historiquement, les concepts juridiques de l’indécence et de l’obscénité, appliqués respectivement à des comportements et à des publications, ont été inspirés et influencés par les valeurs morales de la société. Mais au fil du temps, les tribunaux en sont venus progressivement à reconnaître que les valeurs morales et les goûts étaient subjectifs et arbitraires, qu’ils n’étaient pas fonctionnels dans le contexte criminel, et qu’une grande tolérance des moeurs et pratiques minoritaires était essentielle au bon fonctionnement d’une société diversifiée. Cela a mené à l’adoption d’une norme juridique fondée sur un préjudice objectivement vérifiable plutôt que sur une désapprobation subjective.
15 Depuis ses origines en common law britannique, le droit canadien en matière d’actes d’indécence a toujours été solidement ancré dans les préoccupations morales sociales plutôt que purement privées. Ainsi, le juge en chef Cockburn a dit il y a longtemps, dans l’arrêt R. c. Hicklin, (1868) L.R. 3 Q.B. 360, que le test servant à établir l’obscénité consistait à déterminer si le matériel tendait à dépraver et à corrompre d’autres membres de la société.
16 Or, la dépravation et la corruption sont des notions qui varient d’une personne à l’autre, et le test établi dans Hicklin s’est révélé difficile à appliquer de manière objective. Les déclarations de culpabilité dépendaient souvent davantage des dispositions particulières et des valeurs morales subjectives du juge ou des jurés que de critères objectifs permettant de déterminer ce qui risque de dépraver ou de corrompre. Le test établi dans Hicklin a néanmoins été appliqué pendant près d’un siècle.
17 En 1959, le Parlement canadien a introduit un nouveau test fondé sur « l’exploitation indue des choses sexuelles » pour l’appréciation du matériel obscène : par. 150(8) du Code criminel, S.C. 1953‑54, ch. 51 (aj. S.C. 1959, ch. 41, art. 11) (maintenant le par. 163(8)). En examinant ce test, la Cour suprême a fait ressortir les lacunes de l’ancien et la nécessité d’avoir recours à de nouveaux critères [traduction] « qui présentent une certaine certitude de sens et qui peuvent être appliqués objectivement, des critères qui ne dépendent pas autant qu'auparavant des idiosyncrasies et de la sensibilité du juge des faits, qu'il s'agisse d'un juge ou d'un jury » : Brodie c. La Reine, [1962] R.C.S. 681, le juge Judson.
18 S’inspirant des décisions australiennes et néo‑zélandaises qui mettaient l’accent sur le rôle des normes sociales comme fondement de la législation criminalisant l’obscénité et l’indécence, la Cour a adopté un test reposant sur la norme de tolérance de la société. Ce test qui obligeait le juge des faits à déterminer ce que la société tolérerait, était objectif à première vue. Mais encore une fois, en pratique, il s’est révélé difficile à appliquer de manière objective. Comment décide‑t‑on de ce que la « société » tolérerait si elle prenait connaissance de la conduite ou du matériel? Dans une société diversifiée et pluraliste dont les membres ont des opinions divergentes, de qui se compose la « société »? Et, à supposer qu’on réussisse à définir la société, comment peut‑on objectivement décider de ce qu’elle tolérerait, en l’absence de preuve qu’elle était au courant du comportement en cause et qu’elle l’a évalué? Encore une fois, en pratique, ce test est devenu en quelque sorte un indicateur des opinions personnelles des témoins experts, des juges et des jurés. En définitive, la question se résumait souvent à se demander ce que ces personnes toléreraient en tant que membres de la société. La nature humaine étant ce qu’elle est, les juges et les jurés ne se percevaient probablement pas comme des personnes intolérantes et ne croyaient pas que leurs convictions pouvaient l’être. Il est beaucoup plus probable qu’ils se voyaient comme des êtres raisonnables, représentant bien les membres de la société. La possibilité était effectivement bien mince qu’un juge ou un juré dise : « Je considère cette conduite indécente, mais je fais abstraction de cette opinion puisqu’elle est empreinte d’intolérance ». En somme, en dépit de son apparente objectivité, le test fondé sur la norme de tolérance de la société est demeuré très subjectif dans son application.
19 Bien qu’il ait signalé la difficulté d’appliquer de façon objective le nouveau test fondé sur la norme de tolérance de la société, le juge Freedman de la Cour d’appel du Manitoba (dissident) a conclu qu’il constituait la seule solution de rechange à la subjectivité pure. Dans un passage adopté par la Cour suprême du Canada, le juge Freedman a écrit :
[traduction] Ces normes ne sont pas fixées par des gens au goût et aux intérêts les plus bas. Elles ne sont pas non plus fixées exclusivement par des gens de goût et d’esprit rigides, austères, conservateurs ou puritains. Il faut en arriver à quelque chose qui se rapproche de la moyenne générale des opinions et des sentiments de la société. De toute évidence, ce n’est pas une tâche facile puisque ce que nous cherchons à quantifier est intangible. Il faut quand même faire cet effort si nous voulons obtenir une norme juste et objective qui permette de vérifier si une publication est obscène. L’autre solution sous‑tendrait une approche subjective, ce qui produirait des résultats variables dépendant des goûts et des préférences personnels de chaque juge qui se trouve à présider le procès. [p. 116]
(Dominion News & Gifts (1962) Ltd. c. The Queen, [1963] 2 C.C.C. 103, infirmé par [1964] R.C.S. 251)
20 En 1985, la Cour suprême a poursuivi la recherche d’objectivité, dans Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494, en introduisant une définition en deux parties de la norme de tolérance de la société. La première façon de prouver l’obscénité (l’exploitation indue des choses sexuelles) était de démontrer que le matériel violait la norme de tolérance, c’est‑à‑dire qu’il outrepassait ce que les Canadiens permettraient à d’autres Canadiens, ayant des opinions divergentes, de faire ou de voir (p. 508). La deuxième façon consistait à démontrer que le matériel aurait un effet préjudiciable sur d’autres membres de la société (p. 505). Bien que cette notion de préjudice ait été implicite dans la définition de l’obscénité formulée par le juge en chef Cockburn dans Hicklin, l’arrêt Towne Cinema offre le premier énoncé clair du lien établi par la jurisprudence canadienne entre l’obscénité et le préjudice et il marque le début du passage du test fondé sur la norme sociale à celui fondé sur le préjudice.
21 Ce passage à un raisonnement fondé sur le préjudice a été achevé dans les arrêts R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, et Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69. Dans Butler, le test en deux parties établi dans Towne Cinema relativement à l’obscénité a été ramené à un critère unique, suivant lequel la norme sociale de tolérance était établie en fonction du risque de préjudice que présentait la conduite :
Les tribunaux doivent déterminer du mieux qu’ils peuvent ce que la société tolérerait que les autres voient en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter. Dans ce contexte, le préjudice signifie qu’il prédispose une personne à agir de façon antisociale comme, par exemple, le fait pour un homme de maltraiter physiquement ou mentalement une femme ou vice versa, ce qui peut être discutable. Le comportement antisocial en ce sens est celui que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement. Plus forte sera la conclusion à l’existence d’un risque de préjudice, moins grandes seront les chances de tolérance. [Je souligne; p. 485, le juge Sopinka.]
22 Dans Little Sisters, la Cour a confirmé que le préjudice est un élément essentiel de l’obscénité. Ainsi que l’a souligné le juge Binnie, « l’expression “dégradant ou déshumanisant” utilisée dans [Butler] est immédiatement tempérée par les mots “si le risque de préjudice est important” [. . .] Cela indique clairement que le matériel érotique sexuellement explicite représentant des adultes se livrant à des actes considérés comme dégradants ou déshumanisants n’est pas toujours obscène. Ce matériel doit également créer un risque de préjudice important, qui excède le seuil de tolérance de la société » (je souligne, par. 60).
23 Dans Mara, la Cour a confirmé qu’en matière d’indécence, comme en matière d’obscénité, le critère de la norme de tolérance de la société équivaut au critère du préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société.
24 Faire reposer l’indécence criminelle sur le préjudice représente un progrès important dans ce domaine compliqué du droit. Le préjudice ou le risque appréciable de préjudice est plus facile à prouver qu’une norme sociale. De plus, l’exigence d’un risque de préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société met ce domaine du droit au diapason avec la vaste majorité des infractions criminelles, qui reposent sur la nécessité de protéger la société contre divers préjudices.
25 Cependant, on ne sait pas toujours comment appliquer exactement le test fondé sur le préjudice pour apprécier l’indécence dans une situation particulière. De nouvelles causes ont soulevé des questions quant à la nature et au degré du préjudice requis pour justifier une conclusion d’indécence. Une définition plus précise s’impose pour résoudre les cas comme celui qui nous occupe et pour permettre à chacun d’adopter une conduite conforme à la loi et à la police et aux tribunaux d’appliquer les sanctions criminelles de façon objective et équitable.
4.1.2. Vers une théorie du préjudice
26 Élaborer une théorie du préjudice qui soit efficace n’est pas l’affaire d’un seul arrêt. Dans la tradition de la common law, pareille théorie ne trouvera sa pleine expression qu’au fur et à mesure que les juges analyseront différentes situations et rendront des décisions à leur égard. De plus, il ne faudrait pas sous‑estimer l’ampleur de la tâche. Nous devons procéder graduellement, avec prudence, étape par étape.
27 Les faits de l’espèce nécessitent une analyse approfondie des types de préjudices qui, pris objectivement, suffisent pour justifier une condamnation relativement à la tenue d’une maison de débauche pour la pratique d’actes d’indécence. Cette analyse doit s’appuyer sur le but dans lequel l’infraction a été créée. Plus précisément, quels maux a‑t‑on voulu enrayer en ciblant les comportements indécents?
28 La première étape consiste à décrire globalement le type de préjudice visé par le concept de conduite indécente pour l’application du Code criminel. Dans Butler (p. 485) et Little Sisters (par. 59), ce préjudice a été défini comme le « comportement que la société reconnaît officiellement comme étant incompatible avec le bon fonctionnement de la société ».
29 Deux conditions générales se dégagent de cette définition du préjudice nécessaire pour qu’il y ait indécence criminelle. Premièrement, les mots « reconnaît officiellement » indiquent que le préjudice doit se rapporter à des normes que notre société a reconnues dans sa Constitution ou ses lois fondamentales semblables. Cela signifie que l’examen n’est pas fondé sur une conception individuelle de ce qui constitue un préjudice, ni sur les enseignements de telle ou telle idéologie, mais sur ce que la société, par ses lois et ses institutions, a reconnu comme essentiel à son bon fonctionnement. Deuxièmement, le préjudice doit être grave. Il doit non seulement nuire au bon fonctionnement de la société, mais être incompatible avec celui‑ci.
30 Il s’ensuit que l’analyse à laquelle il faut procéder dans un cas donné comporte deux étapes. La première étape concerne la nature du préjudice. Il s’agit de savoir si le ministère public a établi l’existence d’un préjudice ou d’un risque appréciable de préjudice pour autrui qui se rapporte aux normes que notre société a officiellement reconnues dans sa Constitution ou ses lois fondamentales semblables. La deuxième étape concerne le degré de préjudice. Il s’agit de savoir si le préjudice atteint un degré tel qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Chacun de ces deux éléments doit être prouvé hors de tout doute raisonnable pour que des actes soient considérés comme indécents pour l’application du Code criminel.
31 Je procéderai maintenant à un examen plus approfondi de chacune des deux conditions à remplir pour que soit établie l’existence d’actes d’indécence pour l’application de l’art. 210 du Code criminel.
4.1.3 La nature du préjudice : le préjudice causé aux personnes ou à la société qui est contraire aux normes sociales
32 Pour engager la responsabilité pénale, le préjudice doit être un préjudice que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement : Butler (p. 485).
33 La condition relative à la reconnaissance sociale officielle assure l’objectivité du critère. L’examen n’est pas fondé sur des conceptions personnelles de ce qui constitue un préjudice, ni sur les enseignements de telle ou telle idéologie, mais sur ce que la société a reconnu, par ses lois fondamentales, comme essentiel. Des opinions sur le préjudice que peut causer la conduite en cause, si répandues soient‑elles, ne suffisent pas pour fonder une condamnation. Cela ne signifie pas que les valeurs sociales n’ont plus aucun rôle à jouer. Au contraire, pour justifier une conclusion d’indécence, il faut démontrer que le préjudice se rattache à une valeur fondamentale exprimée dans la Constitution ou les lois fondamentales semblables de notre société, telles les déclarations des droits, par lesquelles la société reconnaît officiellement que le type de préjudice en cause peut être incompatible avec son bon fonctionnement. Contrairement au test fondé sur la norme de tolérance de la société, l’exigence de la reconnaissance officielle permet de croire que les valeurs défendues par les juges et les jurés sont véritablement celles de la société canadienne. L’autonomie, la liberté, l’égalité et la dignité humaine comptent parmi ces valeurs.
34 La complexité du droit à la liberté de religion dans ce contexte appelle d’autres commentaires. Prétendre qu’une conduite particulière porte atteinte à des règles ou des valeurs religieuses particulières ne suffit pas en soi à établir cet élément du test. La question est de savoir quelles sont les valeurs que la société canadienne a reconnues officiellement. La société canadienne, dans sa Constitution et ses lois fondamentales semblables, ne reconnaît pas officiellement d’opinions religieuses particulières, mais plutôt la liberté d’avoir des opinions religieuses particulières. Cette liberté n’appuie aucune opinion religieuse en particulier, mais affirme le droit à une variété d’opinions différentes.
35 L’exigence d’une reconnaissance officielle empêche que quelqu’un puisse être condamné et emprisonné pour avoir transgressé les règles et heurté les convictions de personnes ou de groupes particuliers. Pour mériter la sanction ultime du droit criminel, il faut avoir porté atteinte à des valeurs auxquelles l’ensemble de la société canadienne a adhéré officiellement.
36 Jusqu’à maintenant, la jurisprudence a dégagé trois types de préjudices susceptibles d’étayer une conclusion d’indécence : (1) le préjudice causé à ceux dont l’autonomie et la liberté peuvent être restreintes du fait qu’ils sont exposés à une conduite inappropriée; (2) le préjudice causé à la société du fait de la prédisposition d’autrui à adopter une conduite antisociale; et (3) le préjudice causé aux personnes qui participent à la conduite. Chacun de ces types de préjudices est lié à des valeurs reconnues par notre Constitution et nos lois fondamentales semblables. Cette liste n’est pas exhaustive; il pourra être établi que d’autres types de préjudices satisfont aux normes établies dans Butler pour établir l’indécence criminelle. Mais ce sont pour l’instant les types de préjudices que la jurisprudence a reconnus.
37 Le renvoi aux valeurs essentielles de notre Constitution et de nos lois fondamentales semblables élimine aussi les types de conduite qui ne constituent pas un préjudice au sens requis. Le mauvais goût ne suffit pas : Towne Cinema (p. 507). Les convictions morales, même bien ancrées, ne suffisent pas. De même, le fait que la plupart des membres de la collectivité puissent désapprouver la conduite ne suffit pas : Butler (p. 492). Dans chaque cas, il faut plus pour établir le préjudice nécessaire à une conclusion d’indécence criminelle.
38 Un type particulier de conduite peut entraîner plusieurs types de préjudices : la vie ne se prête pas à une compartimentation étanche entre des catégories juridiques clairement définies. Mais comme chaque type de préjudice repose sur son propre ensemble de valeurs, il est utile de les examiner séparément. Bien saisir le type de préjudice qui résulte des faits dans une affaire donnée aide à établir quels facteurs sont pertinents pour déterminer si ce préjudice atteint le degré requis selon l’arrêt Butler. Cette façon de procéder garantit une analyse véritablement contextuelle, qui ne soit pas faussée par des facteurs qui ne sont pas nécessairement pertinents dans le cas des préjudices particuliers allégués.
39 C’est sur cette toile de fond que j’examinerai maintenant de plus près les trois types de préjudices susceptibles d’étayer une conclusion d’indécence criminelle. Si l’un ou l’autre de ces types de préjudices est établi hors de tout doute raisonnable, l’analyse se poursuit avec la deuxième étape du test établi dans Butler, qui consiste à déterminer si la nature et la qualité du préjudice atteignent le degré requis.
4.1.3.1 Le préjudice de la perte d’autonomie et de liberté résultant de l’exposition du public
40 Le premier type de préjudice est celui qui résulte de l’exposition du public à une conduite inacceptable et inappropriée. L’une des raisons de la criminalisation des représentations et des actes indécents est la volonté de protéger le public contre l’exposition à des actes et à du matériel qui diminuent sa qualité de vie. Les actes indécents sont proscrits parce qu’ils exposent le public, contre son gré, à une conduite inappropriée. Sur le plan conceptuel, ce préjudice s’apparente à la nuisance. Néanmoins, parler de « pollution visuelle » pour décrire ce motif de criminalisation des actes d’indécence banalise le préjudice. Il ne s’agit pas d’un préjudice esthétique dû à une société moins attrayante, mais d’une perte d’autonomie et de liberté causée par l’indécence publique à des membres de la société qui ne veulent pas être exposés à des actes qu’ils jugent offensants et inacceptables. La valeur ou le droit que l’on cherche à protéger est l’autonomie et la liberté des membres du public de vivre dans un environnement exempt d’une conduite qui les offense profondément.
41 La plupart des préjudices relevant de cette catégorie n’atteignent pas le degré requis par Butler et Little Sisters. La tolérance commande que seule la conduite qui constitue une atteinte morale grave et profondément offensante soit tenue à l’abri du regard du public sous peine de sanction criminelle. Nous vivons à une époque où l’espace public est envahi par des images sexuelles, certaines subtiles, d’autres moins. Il demeure toutefois que, même dans notre société émancipée, la représentation publique de certains types de comportements sexuels peut nuire sérieusement à la qualité de vie qu’offre un environnement et restreindre sensiblement l’autonomie. L’activité sexuelle est une question éminemment personnelle, étroitement liée à l’âge et aux croyances religieuses. Une personne peut subir une grave atteinte à son autonomie et à sa qualité de vie si elle ne peut échapper à des représentations sexuelles publiques dégradantes. Même lorsqu’il lui est possible de les éviter, il se peut que sa liberté d’aller où bon lui semble ou d’emmener ses enfants là où elle le désire soit restreinte. Les comportements et le matériel sexuels qui risquent de porter une grave atteinte à l’autonomie et à la liberté des gens peuvent, à juste titre, faire l’objet de restrictions. La perte d’autonomie et de liberté causée aux gens ordinaires par les actes d’indécence commis sous leur nez constitue un préjudice potentiel auquel le droit peut s’attaquer. Si le risque de préjudice est suffisamment appréciable, il peut atteindre le degré requis par le test servant à établir l’indécence criminelle énoncé dans Butler – celui du comportement que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement.
42 Puisque le préjudice de cette catégorie repose sur l’exposition du public à des actes ou à du matériel insupportables, il est essentiel qu’il y ait un risque que les membres du public soient involontairement exposés à la conduite ou au matériel, ou qu’ils soient tenus de modifier sensiblement leurs habitudes pour éviter d’y être exposés.
43 Pour cette raison, la nature, le lieu et l’auditoire des actes visés par les allégations d’indécence sont pertinents. À cet égard, l’indécence diffère de l’obscénité, l’exposition du public étant un élément qui se présume dans le cas de l’obscénité : Butler, p. 485. Comme il est précisé dans Tremblay, à la p. 960, la question de savoir si un acte est indécent peut varier en fonction « du lieu où l’acte se produit et de la composition de l’auditoire ».
44 Bien que ces facteurs guident l’examen factuel et contextuel de l’indécence, ils ne sont que des éléments auxiliaires et accessoires de la détermination ultime du préjudice. La question de savoir si certains actes sont indécents ne saurait dépendre simplement du fait qu’ils sont commis dans un « endroit public » au sens du Code criminel. L’arrêt Tremblay met en garde contre un recours trop simpliste à ce facteur, en ce qu’« il va sans dire que la définition vise des lieux très différents les uns des autres » (p. 970). Fait plus important, s’appuyer exclusivement sur la nature publique du lieu va à l’encontre du principe voulant que ce soit le préjudice qui soit le fondement de l’indécence criminelle. L’indécence vise le préjudice ou le risque appréciable de préjudice causé aux membres du public, qui doit être établi par la preuve et ne saurait être présumé, ni automatiquement inféré de la nature du lieu où se produisent les actes.
4.1.3.2 Le préjudice résultant de la prédisposition d’autrui à adopter un comportement antisocial
45 La deuxième source de préjudice tient au risque que la conduite ou le matériel puisse prédisposer autrui à commettre des actes antisociaux. Déjà dans Hicklin, le juge en chef Cockburn parlait de recourir au droit criminel pour empêcher que du matériel ne déprave et ne corrompe les personnes vulnérables entre les mains desquelles il pourrait se retrouver. Le seuil à franchir pour que soit établie l’indécence criminelle conformément à l’arrêt Butler est plus élevé que celui envisagé par le juge en chef Cockburn il y a près d’un siècle et demi, mais le raisonnement est le même : dans certains cas, le droit criminel peut restreindre la conduite et l’expression afin d’empêcher que les personnes susceptibles de les voir ne deviennent prédisposées à agir d’une manière antisociale : Butler, p. 484. D’ailleurs, un préjudice spécifique envisagé dans Butler était la « prédispos[ition d’]une personne à agir de façon antisociale comme, par exemple, le fait pour un homme de maltraiter physiquement ou mentalement une femme ou vice versa, ce qui peut être discutable » (p. 485).
46 Cette source de préjudice ne se limite pas aux invitations explicites ou aux exhortations à commettre des actes antisociaux. Comme il est mentionné dans Butler, l’examen s’étend au préjudice qui touche l’attitude. La conduite ou le matériel qui perpétue des images négatives et dégradantes de l’humanité risque d’ébranler le respect envers les membres des groupes visés et, par conséquent, de prédisposer autrui à agir de manière antisociale envers eux. Une telle conduite peut contrevenir aux normes sociales officiellement reconnues, comme l’égalité et la dignité de tous les êtres humains, protégées par la Charte canadienne des droits et libertés et les lois fondamentales semblables, tels les codes provinciaux des droits de la personne.
47 Comme cette source de préjudice suppose l’exposition de membres du public à la conduite ou au matériel, il convient une fois encore de se demander si la conduite est privée ou publique. Ce type de préjudice ne peut survenir que si les membres du public sont susceptibles d’être exposés à la conduite ou au matériel en cause.
4.1.3.3 Le préjudice causé aux participants
48 La troisième source de préjudice est le risque de préjudice physique ou psychologique causé aux personnes qui participent à la conduite litigieuse. L’activité sexuelle est une source positive d’expression, d’accomplissement et de plaisir pour l’être humain. Mais certains types d’activité sexuelle peuvent causer du tort à ceux qui y participent. Les femmes peuvent être contraintes à la prostitution ou à d’autres aspects du commerce du sexe. Elles peuvent être victimes d’agression physique et psychologique. Il arrive parfois qu’elles soient blessées gravement ou même tuées. Des enfants et des hommes peuvent aussi subir des préjudices semblables. La conduite sexuelle qui risque de provoquer cette sorte de préjudice peut contrevenir à des normes sociales reconnues d’une manière qui est incompatible avec le bon fonctionnement de la société et satisfaire ainsi au test énoncé dans l’arrêt Butler afin d’établir l’indécence pour l’application du Code criminel.
49 Le consentement du participant sera généralement important pour déterminer si ce type de préjudice est établi. Toutefois, le consentement peut se révéler plus apparent que réel. Les tribunaux doivent toujours être vigilants et se demander si, en réalité, il n’y a pas victimisation. Lorsque d’autres aspects d’un traitement avilissant sont manifestes, le préjudice causé aux participants peut être établi en dépit de leur consentement apparent.
50 Contrairement aux types de préjudices précédents qui tiennent à l’exposition du public et aux attitudes inculquées, le troisième type de préjudice n’a qu’un lien très ténu avec le fait que la conduite soit privée ou publique, puisque le préjudice qui importe alors n’est pas celui causé à la société ou à ses membres, mais aux personnes mêmes qui participent aux actes. Un préjudice de ce type ne dépend pas de l’existence d’un auditoire et peut survenir dans une pièce privée à l’intérieur d’un établissement, dans la mesure où il répond au critère minimal de publicité pour entrer dans le champ d’application des dispositions visant l’indécence, par exemple s’il est démontré qu’il s’agit d’un endroit tenu pour la pratique de ces actes. En définitive, la question essentielle n’est pas de savoir comment les membres du public pourraient être touchés, mais comment les participants sont effectivement touchés.
51 Une forme de préjudice causé aux participants, soit le risque de maladies transmissibles sexuellement, mérite une attention spéciale. De toute évidence, il s’agit d’un préjudice important qui peut résulter d’une conduite sexuelle. Il a été considéré comme un facteur pour la question de savoir si la conduite est criminellement indécente (Tremblay), et comme un facteur aggravant un préjudice déjà existant (Mara). Cependant, il est difficile d’attribuer au risque de maladies transmissibles sexuellement un rôle indépendant dans le critère de l’indécence. Le risque de maladies, bien qu’il puisse être lié à d’autres conséquences juridiques, n’a pas de lien conceptuel ni causal logique avec la question de savoir si une conduite est indécente. L’indécence se rapporte aux moeurs sexuelles et non à des questions de santé; une maladie peut être transmise par des actes sexuels qui ne sont pas indécents, et ne pas l’être par des actes sexuels indécents.
4.1.4 Le degré du préjudice : le préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne
52 À cette étape, il faut examiner le degré du préjudice pour déterminer s’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Le critère applicable est exigeant. Il veut qu’en tant que membres d’une société diversifiée, nous soyons prêts à tolérer des comportements que nous désapprouvons, à moins qu’il puisse être établi objectivement, hors de tout doute raisonnable, qu’ils nuisent au bon fonctionnement de la société.
53 Le test objectif que la Cour préconise depuis longtemps pour établir l’indécence criminelle requiert une analyse attentive et explicite de la question de savoir si la preuve démontre que le préjudice allégué est réellement incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne. Cela suppose des jugements de valeur. Qu’est‑ce que le « bon » fonctionnement de la société? À quel moment pouvons‑nous affirmer qu’une activité est « incompatible » avec celui‑ci?
54 Dans ce domaine du droit, comme dans bien d’autres, les jugements de valeur sont inévitables. Ce qui ne signifie pas que le processus décisionnel soit subjectif ou arbitraire. Premièrement, les juges qui s’apprêtent à porter des jugements de valeur doivent être conscients du risque de fonder leur décision sur des valeurs ou des idées préconçues non exprimées et non reconnues. Deuxièmement, ils doivent appuyer leurs jugements de valeur sur la preuve et sur un examen complet du contexte factuel et juridique pertinent, de sorte que leurs jugements ne soient pas influencés par leurs opinions subjectives, mais qu’ils résultent de l’application de critères pertinents et objectivement éprouvés. Troisièmement, les juges doivent soupeser soigneusement et nommer les facteurs qu’ils prennent en compte pour rendre leurs jugements de valeur. En adoptant de telles pratiques, il est possible d’atteindre l’objectivité.
55 Il est important d’évaluer la nature de la conduite en fonction des normes canadiennes contemporaines. Comme l’a écrit le juge Freedman, il y a quarante‑deux ans :
[traduction] Les temps et les idées changent. Nous vivons à une époque qui est libérale si on la compare à l'ère victorienne. Une manifestation de ce phénomène est la liberté relative avec laquelle on parle des choses sexuelles. Dans les livres, les revues, les films, les émissions de télévision et parfois même dans les conversations de salon, les différents aspects des choses sexuelles font l'objet de commentaires avec une franchise qui, à une époque antérieure, aurait été considérée comme indécente et intolérable. Nous ne pouvons ni ne devons ignorer ces attitudes actuelles lorsqu'il s'agit de déterminer si les publications Dude et Escapade sont obscènes au sens de notre droit criminel. (Dominion News & Gifts; p. 116‑117)
Ce n’est que lorsque les conséquences des actes, au regard du degré de préjudice, risquent réellement de porter atteinte à l’autonomie et à la liberté des membres du public, jugées selon des normes contemporaines, que l’indécence peut être établie.
56 L’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société va plus loin qu’un test fondé sur la tolérance. La question n’est pas de savoir ce que les personnes ou la société pensent de la conduite, mais si l’autoriser entraîne un préjudice qui menace fondamentalement le fonctionnement de notre société. À la première étape, ce critère veut que le préjudice soit lié à une valeur officiellement reconnue. Mais au‑delà, il doit être établi hors de tout doute raisonnable que la conduite, en raison non seulement de sa nature, mais aussi de son degré, va jusqu’à menacer le bon fonctionnement de notre société.
57 Pour décider si tel est le cas, il faut se reporter aux valeurs touchées par le type particulier de préjudice en cause. Si le préjudice tient à la menace pour l’autonomie et la liberté qui résulte, par exemple, d’une exposition involontaire à un type particulier de conduite sexuelle, le ministère public doit établir que cette conduite risque réellement d’avoir des effets importants et négatifs sur la façon de vivre des gens. Le nombre de personnes involontairement exposées à la conduite et les circonstances dans lesquelles elles y sont exposées sont des éléments cruciaux relativement à ce type de préjudice. Si toutes les personnes qui ont participé à la conduite ou en ont été témoins l’ont fait volontairement, l’indécence fondée sur ce type de préjudice ne sera pas établie.
58 Si le préjudice tient à la prédisposition d’autrui à des comportements antisociaux, l’existence d’un risque réel que la conduite ait cet effet doit être établie. De vagues généralisations portant que la conduite sexuelle en cause entraînera des changements d’attitude et, par voie de conséquence, des comportements antisociaux ne suffiront pas. Le lien de causalité entre la représentation des choses sexuelles et les comportements antisociaux ne saurait être présumé. Les attitudes ne sont pas en soi criminelles, si déviantes soient‑elles ou si dégoûtantes puissent‑elles paraître. Ce qui est requis, c’est la preuve d’un lien, premièrement, entre la conduite sexuelle en cause et la formation d’attitudes négatives et, deuxièmement, entre ces attitudes et le risque réel de comportements antisociaux.
59 De même, si le préjudice tient au dommage physique ou psychologique subi par les participants, il faut là encore démontrer que le préjudice a été causé ou qu’il existe un risque réel qu’il sera causé. Des témoins peuvent attester du préjudice réel. Des témoins experts peuvent attester des risques de préjudice appréhendé. Dans l’examen du préjudice psychologique, il faut se garder de substituer le dégoût suscité par la conduite visée à la preuve d’un préjudice causé aux participants. Dans les cas où les participants sont vulnérables, il peut être plus facile d’inférer un préjudice psychologique que dans les cas où ils agissent d’égal à égal, en toute autonomie.
60 Ce sont‑là des points qui, règle générale, peuvent et devraient être établis par la preuve. Lorsque le test reposait sur la norme de tolérance de la société, on pouvait soutenir que les juges ou les jurés étaient en mesure d’apprécier ce que la société tolérerait en faisant appel à leur propre expérience au sein de la collectivité. Mais un test fondé sur le préjudice ou sur le risque appréciable de préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société est plus exigeant. En général, il est peu probable que le juge et les jurés soient en mesure d’apprécier le risque de préjudice et ses conséquences sans l’aide des témoins experts. Certes, des cas évidents peuvent survenir où il est impossible de prétendre que la conduite établie par la preuve est compatible avec le bon fonctionnement de la société, ce qui éliminera la nécessité de recourir à un témoin expert. Le fait de tuer quelqu’un au cours de rapports sexuels, pour donner un exemple évident, répugne en soi à notre droit et au bon fonctionnement de notre société. Mais dans la plupart des cas, une preuve d’expert sera requise pour établir que la nature et le degré du préjudice le rendent incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Dans chaque cas, la déclaration de culpabilité doit être fondée sur une preuve établissant hors de tout doute raisonnable l’existence d’un préjudice réel ou d’un risque appréciable de préjudice réel. L’accent mis sur la preuve contribue à accroître l’objectivité de la démarche. Il ne la transforme toutefois pas pour autant en une pure question de fait. Pour conclure à l’indécence, il faut appliquer une norme juridique aux faits et au contexte qui entoure les actes reprochés. C’est cette norme juridique que le test fondé sur le préjudice vise à formuler.
61 Lorsque l’existence d’un préjudice réel n’est pas établie et que le ministère public invoque l’existence d’un risque, le critère de l’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société lui impose d’établir l’existence d’un risque appréciable. Le risque est un concept relatif. Plus la nature du préjudice est extrême, moins le degré de risque requis pour entraîner la sanction ultime du droit criminel sera élevé. Parfois, un risque assez mince peut être considéré comme incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Par exemple, le risque d’une attaque terroriste, même s’il est mince, pourrait être si dévastateur au regard de ses conséquences appréhendées, qu’il pourrait être approprié de recourir au droit criminel pour le combattre. Cependant, dans la plupart des cas, la nature du préjudice engendré par la conduite sexuelle sera telle qu’il faudra, à tout le moins, qu’il soit probable que le risque se réalisera pour justifier la condamnation et l’emprisonnement des personnes qui y participent ou qui la facilitent.
4.1.5 Résumé du critère
62 La conduite indécente criminelle sera établie si le ministère public prouve hors de tout doute raisonnable les deux éléments suivants :
1. De par sa nature, la conduite en litige cause ou présente un risque appréciable que soit causé, à des personnes ou à la société, un préjudice qui porte atteinte ou menace de porter atteinte à une valeur exprimée et donc reconnue officiellement dans la Constitution ou une autre loi fondamentale semblable, notamment :
a) en exposant les membres du public à une conduite qui entrave de façon appréciable leur autonomie et leur liberté;
b) en prédisposant autrui à adopter un comportement antisocial;
c) en causant un préjudice physique ou psychologique aux personnes qui participent aux activités.
2. Le préjudice ou le risque de préjudice atteint un degré tel qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société.
Ce test indique clairement que les catégories de préjudices pouvant satisfaire au premier volet de l’examen ne sont pas exhaustives et qu’aucune des catégories énumérées n’est en soi une constituante de la définition du préjudice. Ainsi, la prédisposition à un comportement antisocial, qui était un élément central de l’analyse de la Cour dans Butler, ne constitue qu’une illustration du type de préjudice qui porte atteinte ou menace de porter atteinte à une valeur officiellement reconnue par la société.
63 Ce test appliqué objectivement et en fonction de la preuve au fur et à mesure des affaires qui surviendront, vise à énoncer des normes juridiques qui permettent aux personnes participant à ces activités sexuelles ou les facilitant de tracer plus facilement la ligne de démarcation entre une conduite criminelle et une conduite qui ne l’est pas. Ainsi, les règles fondamentales du droit criminel qui exigent que les contrevenants potentiels soient raisonnablement avertis des conséquences de leur conduite et que les policiers disposent de normes claires pour appliquer la loi seront, souhaitons‑le, respectées.
4.2 Application du test
64 Il s’agit en premier lieu de déterminer si la conduite sexuelle en cause a causé un préjudice ou présentait un risque appréciable que soit causé un préjudice à des personnes ou à la société.
65 Les actes sexuels en litige ont été accomplis au troisième étage d’un club privé, derrière des portes portant la mention « Privé », où seules pouvaient entrer les personnes connaissant le bon code numérique. La preuve établit que certaines précautions ont été prises pour s’assurer que les membres du public qui pourraient trouver cette conduite inappropriée n’en soient pas témoins. Des entrevues préalables étaient réalisées afin d’informer les membres potentiels de la nature des activités et d’écarter les personnes qui ne partageaient pas les mêmes intérêts. Seuls les membres et leurs invités étaient admis dans les lieux. Un portier contrôlait les entrées à la porte principale.
66 Compte tenu de ces faits, aucun des types de préjudices dont il a été précédemment question n’a été établi. L’autonomie et la liberté des membres du public n’ont pas été touchées par une exposition involontaire à la conduite sexuelle en cause. Selon la preuve, seules les personnes déjà favorables à ce genre d’activité sexuelle étaient admises à y participer et à en être témoins.
67 La preuve n’établit pas l’existence du deuxième type de préjudice, celui qui consiste à prédisposer les gens à des attitudes ou à des actes antisociaux. Contrairement au matériel litigieux dans Butler, qui perpétuait des stéréotypes méprisants et humiliants en présentant les femmes comme des objets de gratification sexuelle, la preuve n’établit l’existence d’aucun comportement antisocial envers les femmes, ni d’ailleurs envers les hommes. Personne n’a été contraint de se livrer à des activités sexuelles, n’a été payé pour s’y livrer, ni n’a été traité comme un simple objet sexuel servant à la gratification des autres. Le fait que le club l’Orage soit un établissement commercial ne confère pas en soi un caractère commercial aux activités sexuelles qui s’y déroulaient. En payant les frais d’adhésion, les membres n’aliènent pas leur faculté de consentement. Ces frais leur donnent accès à un club où ils peuvent rencontrer les autres membres et s’adonner à des activités sur une base consensuelle avec des personnes qui partagent les mêmes intérêts en matière sexuelle. L’affaire a été débattue à partir de la prémisse non contestée que les membres participaient aux activités sur une base volontaire et d’égal à égal.
68 Enfin, il n’existe aucune preuve de l’existence du troisième type de préjudice – un préjudice physique ou psychologique causé aux participants. Selon la preuve, le seul risque auquel s’exposaient les participants était celui de contracter une maladie transmissible sexuellement. Il faut toutefois faire abstraction de ce facteur parce que, comme nous l’avons vu précédemment, il n’a aucun lien conceptuel ni causal avec l’indécence.
69 Rappelons que les catégories de préjudice ne sont pas exhaustives et que d’autres catégories de préjudice pourraient être invoquées, à l’avenir, pour étayer une allégation d’indécence criminelle. Cependant, la preuve ne fait état d’aucun autre préjudice en l’espèce. Le seul argument avancé, en dernière analyse, est que la conduite en cause relevait de « l’orgie » et que la société canadienne ne tolère pas les orgies (le juge Rochon au par. 133). Ce raisonnement fait ressurgir à tort le test fondé sur la norme de la tolérance de la société, qui a été remplacé, comme nous l’avons vu, par le test fondé sur le préjudice élaboré dans Butler.
70 Je conclus que la preuve ne permet pas de conclure que la conduite sexuelle en litige a causé un préjudice à des personnes ou à la société. L’arrêt Butler établit clairement que l’indécence ou obscénité au sens du droit criminel doit reposer sur un préjudice réel ou sur un risque appréciable de préjudice causé à des personnes ou à la société. Le ministère public n’a pas réussi à établir cet élément essentiel de l’infraction. Sa cause doit donc être rejetée. Les juges majoritaires de la cour d’appel ont commis une erreur en appliquant un test essentiellement subjectif fondé sur la norme de tolérance de la société plutôt que d’appliquer le test fondé sur le préjudice établi dans Butler.
71 Il n’est pas nécessaire de passer au second volet du test. Si, cependant, on procédait à cet examen, aucune preuve ne semble établir que le préjudice allégué atteindrait le degré requis pour qu’il y ait incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société. On ne peut guère prétendre qu’une conduite consensuelle se déroulant derrière des portes closes, protégées par une serrure numérique, puisse mettre en péril une société aussi vigoureuse et tolérante que la société canadienne.
72 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler la déclaration de culpabilité.
Les motifs suivants ont été rendus par
Les juges Bastarache et LeBel —
1. Introduction
73 La question fondamentale dans la présente cause est de déterminer en quoi consiste l’indécence et dans quelles circonstances les conditions requises pour l’établir permettront de conclure à la tenue d’une maison de débauche au sens du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »). Dans nos motifs dissidents, nous allons donc examiner les critères permettant de définir l’indécence, notamment dans le cadre d’une infraction visée au par. 210(1) C. cr. qui interdit la tenue de maisons de débauche. Il s’agira ensuite de décider si les actes sexuels reprochés en l’espèce sont indécents et si l’appelant est en conséquence coupable d’avoir tenu une maison de débauche dans les circonstances de la présente affaire.
74 Nos collègues ont choisi de modifier la notion d’indécence que l’on retrouve dans la jurisprudence antérieure en la rendant plus objective, par l’emploi du seul critère du préjudice et l’exclusion des autres critères déjà reconnus par la jurisprudence. Selon la majorité, le critère fondamental de détermination de la tolérance de la société canadienne contemporaine se résume à la présence ou à l’absence d’un préjudice social si grave qu’il doive être considéré incompatible avec le bon fonctionnement de la société, par exemple en prédisposant les individus à agir d’une manière antisociale. Seule la démonstration de ce préjudice permettrait d’établir que les actes reprochés ne sont pas tolérés par la société. Ils doivent constituer un tort reconnu formellement par la société et être d’un degré suffisamment grave, ce qui assurerait le caractère objectif du test. En l’espèce, nos collègues sont d’avis qu’aucun préjudice social grave n’a été établi étant donné l’absence d’avilissement, d’échange commercial ou d’exploitation sexuelle. Ils soulignent plutôt le caractère consensuel des actes et affirment qu’il n’existe aucune preuve que les participants en l’instance sont utilisés comme objets de gratification. En l’absence d’actes indécents, définis selon ce critère de préjudice, l’établissement de l’appelant n’est pas, à leur avis, une maison de débauche.
75 La majorité s’écarte ainsi de la jurisprudence de notre Cour et propose une nouvelle approche de l’indécence qui n’est, à nos yeux, ni souhaitable ni fonctionnelle. Elle constitue une rupture injustifiée avec les principes les plus importants de notre jurisprudence en matière d’indécence. L’approche de nos collègues a pour effet de remplacer la norme de tolérance de la société par le critère du préjudice, retenant ce dernier comme fondement de l’indécence plutôt que comme critère de détermination du niveau de tolérance de la société. Or, la présence ou l’absence d’un préjudice social grave n’a jamais été le critère décisif en ce qui concerne l’indécence et ne peut remplacer l’analyse contextuelle de la norme de tolérance de la société canadienne sans que cette notion soit transformée complètement et vidée de tout sens.
76 Contrairement à nos collègues, nous proposons de nous en tenir au test original de détermination de l’indécence qui met l’accent sur une analyse contextuelle des actes reprochés et qui intègre la notion de préjudice comme élément important, mais non décisif, de la détermination du niveau de tolérance applicable. La présence ou l’absence d’un préjudice n’est qu’un indice ou un facteur contextuel parmi plusieurs autres permettant de jauger le degré de tolérance de la société canadienne. Il faut, selon nous, dans tous les cas, s’assurer que l’ensemble des éléments contextuels soit considéré. En appliquant ce test aux faits de la présente affaire, nous concluons que les actes reprochés en l’espèce sont indécents et que l’établissement de l’appelant est une maison de débauche au sens du par. 210(1) C. cr.
2. Faits
77 La description des faits que nous retrouvons dans l’opinion majoritaire nous paraît incomplète. Nous pensons qu’il est important de clarifier les faits suivants.
78 Premièrement, il faut reconnaître que le bar L’Orage est situé dans un édifice commercial. D’autres faits servent aussi à établir le caractère commercial de l’endroit. Tel que le soulignait la juge de première instance : (i) de la publicité destinée à encourager le public à devenir membre a paru régulièrement dans le Journal de Montréal, dans le magazine Voir, dans la revue d’un club échangiste à Toronto et dans une revue érotique; (ii) des entrevues ont été accordées à des revues et à des animateurs de télévision pour solliciter l’adhésion de nouveaux membres, et (iii) un kiosque d’information a été loué à Montréal en février 1998 au Salon de l’amour et de la séduction lors duquel 2 000 à 3 000 dépliants publicitaires ont été distribués au grand public. Le caractère commercial du lieu et des activités qu’on y retrouve ne fait aucun doute. Or ce facteur présente une grande importance dans l’analyse contextuelle relative à la norme de tolérance.
79 Deuxièmement, nous voulons souligner que l’appartement de l’appelant au troisième étage de l’immeuble où il exploite son commerce n’est pas véritablement destiné à être habité, comme l’a conclu la juge de première instance. Il s’agit essentiellement d’une grande pièce de type « loft » où il existe peu d’espace intime ou privé. On note aussi que l’organisation des lieux crée au mieux une illusion de vie privée ou d’intimité. La juge de première instance souligne à cet égard qu’il n’y existe aucune cuisine avec plomberie, armoires ou installations électriques de base. De plus, on ne retrouve aucun endroit qui puisse servir de chambre à coucher, sauf pour les huit matelas dispersés au sol. L’espace ne peut d’ailleurs pas être qualifié d’appartement résidentiel suivant les normes du Code national du bâtiment, selon l’inspecteur de la Ville de Montréal. Par surcroît, des personnes allaient et venaient continuellement entre les différents niveaux de l’établissement. La seule mesure prise pour limiter l’accès à une partie de l’établissement fut l’installation de deux portes donnant accès au troisième niveau. L’une d’entre elles affiche l’inscription « privé ». L’autre est dotée d’une serrure numérique dont tous les membres du club connaissaient le code d’accès. Tous ces éléments confirment que les lieux où se déroulaient les actes reprochés sont bel et bien des lieux publics.
80 Finalement, il faut souligner que toute personne majeure intéressée à des activités sexuelles de groupe peut devenir membre du club échangiste, sauf, suivant la preuve, si elle semble « irrespectueuse » ou ne partage pas la philosophie du club et de ses membres. On a refusé peu de candidatures. Au moment de la perquisition, plus de 800 personnes avaient accès au club L’Orage, notamment au troisième niveau où se déroulent les actes sexuels en cause. L’entrevue avec les membres potentiels consiste principalement à répondre aux questions de ceux et celles qui désirent accéder au club. Il ne s’agit que d’une formalité qui ne peut raisonnablement viser à limiter l’accès du public au club. D’ailleurs, tout membre a le droit d’amener des invités qui n’ont pas à subir une entrevue.
3. Analyse
3.1 Description générale du test
81 À notre avis, une seule question doit être posée pour conclure à l’indécence et déterminer si un lieu constitue une maison de débauche : « Les actes reprochés dépassent-ils la norme de tolérance de la société canadienne contemporaine, compte tenu des lieux et du contexte dans lequel ils surviennent? »
82 Le juge en chef Dickson a énoncé les principes guidant la détermination de la norme de tolérance dans l’arrêt Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494, p. 508 :
... (i) pour déterminer ce qui constitue de l’exploitation indue au sens du par. 159(8), l’un des critères applicables consiste à savoir si on a outrepassé les normes de tolérance admises dans la société canadienne contemporaine; (ii) il doit s’agir des normes contemporaines vu que les temps et les idées changent comme en fait foi la liberté relative avec laquelle on parle des choses sexuelles; (iii) il faut tenir compte des normes de l’ensemble de la société et non des normes d’une fraction de la société, comme le milieu universitaire où a été présenté un film; (iv) il appartient à la cour de décider si une publication est tolérable suivant les normes de la société canadienne; (v) il incombe de décider d’une manière objective ce qui est tolérable suivant les normes contemporaines de la société canadienne, et non simplement d’appliquer sa propre conception de ce qui est tolérable.
Tous les arrêts soulignent que la norme applicable est la tolérance et non le goût. Ce qui importe, ce n’est pas ce que les Canadiens estiment convenable pour eux‑mêmes de voir. Ce qui importe, c’est ce que les Canadiens ne souffriraient pas que d’autres Canadiens voient parce que ce serait outrepasser la norme contemporaine de tolérance au Canada que de permettre qu’ils le voient. [Souligné dans l’original.]
83 La jurisprudence a maintenant bien établi que la détermination de la norme de tolérance repose sur une analyse contextuelle qui commande une appréciation des circonstances spécifiques de chaque affaire : Towne Cinema, p. 508; R. c. Mara, [1997] 2 R.C.S. 630, par. 32. Dans l’arrêt R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932, le juge Cory, pour la majorité, résumait ainsi l’approche à adopter, à la p. 960 :
Pour déterminer si un acte est indécent, il faut tenir compte du contexte dans lequel il intervient, car un acte n’est jamais accompli dans le vide absolu. La norme de tolérance de la société est celle de l’ensemble de la société. Toutefois, ce que la société peut tolérer variera en fonction du lieu où l’acte se produit et de la composition de l’auditoire.
84 Le fait que l’indécence se mesure par rapport à la tolérance et non en fonction du goût personnel vise à empêcher que l’indécence ne devienne un outil permettant d’établir ou de renforcer la moralité d’un groupe particulier ou d’une minorité de gens en matière de mœurs sexuelles. Il faut éviter aussi que l’analyse soit basée uniquement sur les opinions personnelles et subjectives des juges : voir Towne Cinema, p. 508 et 516; Tremblay, p. 958.
85 Les limites applicables en matière d’indécence tiennent tout de même compte du lieu et du contexte dans l’évaluation de la pratique de certains actes sexuels et de leur conformité aux normes de tolérance de la société canadienne. L’application de la norme de tolérance comporte nécessairement, en raison de sa nature, un choix de valeurs qui se rapportent à la moralité sociale ou publique et qui sont reconnues par l’ensemble de la société canadienne comme des normes minimales, mais obligatoires. La norme de tolérance n’impose pas une morale qui découle de croyances religieuses ou d’idéologies particulières. Elle met en œuvre une morale sociale qui ressort des valeurs qui caractérisent la société dans son ensemble. Ces valeurs révèlent généralement un consensus social qui se manifeste, par exemple, par un souci pour « la dignité des personnes, ... leur autonomie, ... leur capacité d’épanouissement ainsi que ... leur égalité fondamentale » : voir L. LeBel, « Un essai de conciliation de valeurs : la régulation judiciaire du discours obscène ou haineux » (2001), 3(2) Éthique publique 51, p. 57. Il ne s’agit donc pas de choisir les préférences d’un groupe social particulier et de les imposer aux autres. Il faut plutôt identifier le degré de tolérance de la majorité de la société canadienne dans son ensemble à l’égard de pratiques sexuelles compte tenu du contexte, notamment du lieu où elles se produisent. La détermination de l’indécence demeure alors suffisamment objective car elle repose sur un consensus social des Canadiens et Canadiennes concernant ce qui est acceptable en matière de pratiques sexuelles.
86 L’identification de la norme de tolérance au sein de la société peut s’effectuer de deux façons. D’abord, il est possible de recourir à des éléments factuels comme les sondages, rapports ou projets de recherche au sujet des pratiques et préférences sexuelles des Canadiens et Canadiennes, ainsi que de leurs attitudes et niveaux de tolérance à l’égard d’actes sexuels qui surviennent dans différents contextes. Le témoin expert pourra alors aider le juge à trancher un litige en fournissant ce type d’information. La pertinence des informations et de l’opinion de l’expert s’évaluera en fonction de leur connexité avec les actes reprochés et le contexte en l’espèce. Le juge n’est cependant pas lié par l’opinion de l’expert et peut accomplir sa tâche sans son aide: Towne Cinema, p. 517.
87 Ensuite, il est possible pour le juge de s’inspirer des valeurs et principes fondamentaux qui sous-tendent la législation relative aux mœurs sexuelles. En effet, la détermination de la norme par les tribunaux ne dépend pas strictement de l’existence d’éléments factuels mis en preuve : Mara, par. 25. La norme est une question de droit qui s’écarte d’une analyse purement factuelle. Dans Mara, par. 25, le juge Sopinka précisait ainsi la nature de l’analyse à effectuer :
Cette décision [sur la norme de tolérance] peut donc être prise en l’absence d’élément de preuve et n’est pas tributaire d’une preuve au sens traditionnel du terme. Il doit forcément s’agir d’une question de droit, sinon une démonstration fondée sur des éléments de preuve et conforme à la norme applicable en matière criminelle serait requise.
88 Le juge appelé à déterminer la norme de tolérance peut donc se fonder sur les principes de la morale sociale qui ressortent de la législation. En effet, le législateur met en œuvre une morale sociale par l’adoption de dispositions législatives qui bannissent des actes comme la pornographie infantile ou l’inceste. Il tient aussi à prohiber des actes qui transgressent la morale sociale selon le contexte et les lieux dans lesquels les actes surviennent. La morale sociale rejette à ce titre les actes qui encouragent l’exploitation des femmes, les faveurs sexuelles pour de l’argent et la violence sexuelle : voir par exemple R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 478-479. Ces éléments constitueront des indices sur lesquels un juge pourra s’appuyer pour conclure à l’indécence puisqu’ils sont des indicateurs du niveau de tolérance de l’ensemble de la société.
89 Il est aussi important de préciser le rôle joué par la notion de préjudice dans l’analyse.
3.2 La notion de préjudice et son rôle dans l’analyse
90 La reconnaissance de la norme de tolérance de la société canadienne comme critère provient de la définition des normes sociales donnée en matière d’obscénité par notre Cour dans l’arrêt Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681. Le choix d’un nouveau critère était en effet devenu nécessaire en raison de l’adoption de l’ancien par. 150(8) du Code criminel, S.C. 1953‑54, ch. 51, qui rendait désuet le test appliqué jusqu’alors et dégagé par le juge en chef Cockburn dans l’arrêt R. c. Hicklin (1868), L.R. 3 Q.B. 360 : voir Towne Cinema, p. 503. Ce test déclarait obscènes les images ou les textes qui avaient tendance à dépraver ou à corrompre. On lui faisait grief de dépendre des positions morales subjectives du tribunal. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la majorité dans le présent arrêt s’attache maintenant à ce qui conduirait à une conduite antisociale comme un type de préjudice social qui servirait à établir l’indécence.
91 La norme de tolérance générale de la société canadienne est devenue le critère fondamental de détermination de l’obscénité. La jurisprudence subséquente à l’arrêt Brodie l’a appliquée ou y a référé d’une manière constante et uniforme : Dominion News & Gifts (1962) Ltd. c. The Queen, [1964] S.C.R. 251; Provincial News Co. c. La Reine, [1976] 1 S.C.R. 89, p. 98-99; Dechow c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 951, p. 962‑963; Germain c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 241, p. 253-254. C’est dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1159, que notre Cour a confirmé l’applicabilité du critère de la norme de tolérance en matière d’indécence.
92 La jurisprudence allait toutefois évoluer à partir de l’arrêt Towne Cinema, où notre Cour a mis l’accent sur la notion de préjudice social. Comme le souligne la majorité, cette notion fut présentée dans cet arrêt comme un moyen alternatif de détermination de l’indécence et de l’obscénité. Il faut noter, cependant, que le test de la norme de tolérance, tel que formulé dans Towne Cinema, n’incorporait pas le critère du préjudice social. La norme de tolérance et la notion de préjudice constituaient deux moyens permettant d’établir le caractère « indu » de certaines publications aux termes de l’art. 159(8) C. cr. (S.R.C. 1970, ch. C-34). Comme l’écrivait le juge en chef Dickson à la p. 505 :
L’exploitation des choses sexuelles peut être « indue » d’autres façons. Notre société n’est pas parfaite et il est malheureux mais tout de même vrai que la société peut tolérer des publications nocives pour ses membres et, par conséquent, pour l’ensemble de la société. Même si parfois il y a coïncidence entre ce qui n’est pas toléré et ce qui est nocif pour la société, il n’y a pas nécessairement de lien entre ces deux concepts. Ainsi, la définition légale du mot « indue » doit viser également les publications nocives pour les membres de la société et, par conséquent, pour l’ensemble de la société. [Nous soulignons.]
93 C’est dans l’arrêt Butler que la notion de préjudice en vint à jouer un rôle important dans la détermination de l’indécence et de l’obscénité. Cependant, il est primordial de noter que le test fondé sur le préjudice social, défini dans cet arrêt comme la prédisposition des personnes à agir de manière antisociale, fut adopté afin de combler un vide. Il visait à établir la corrélation entre le besoin d’assurer le respect des normes sociales et le critère du traitement dégradant ou déshumanisant. Le juge Sopinka écrit à la p. 483 de l’arrêt Butler :
Il ressort de cette analyse de la jurisprudence qu’elle ne mentionne pas la corrélation qui existe entre les critères. Cette lacune en ce qui concerne le critère des normes sociales et le critère du traitement dégradant ou déshumanisant, par exemple, soulève une importante question quant aux facteurs sur lesquels se fonde la société pour déterminer si le matériel contesté sera toléré. En appliquant ces deux critères au même matériel et apparemment de façon indépendante, nous ne savons pas si la société a jugé le matériel intolérable parce qu’il était dégradant ou déshumanisant, parce qu’il choquait la morale ou pour quelque autre motif. [Nous soulignons.]
94 Le critère du préjudice acquit alors une importance nouvelle dans l’identification de la norme de tolérance de la société. La présence d’actes préjudiciables, c’est-à-dire les actes prédisposant les individus à agir de manière antisociale, suffisait désormais pour conclure à l’indécence dans la mesure où le degré de préjudice relié à ces actes était suffisant. Le juge Sopinka résume cette approche de la façon suivante à la p. 485 de l’arrêt Butler :
Les tribunaux doivent déterminer du mieux qu’ils peuvent ce que la société tolérerait que les autres voient en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter. Dans ce contexte, le préjudice signifie qu’il prédispose une personne à agir de façon antisociale comme, par exemple, le fait pour un homme de maltraiter physiquement ou mentalement une femme ou vice versa, ce qui peut être discutable. Le comportement antisocial en ce sens est celui que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement. Plus forte sera la conclusion à l’existence d’un risque de préjudice, moins grandes seront les chances de tolérance. Cette conclusion peut être tirée à partir du matériel même ou à partir du matériel et d’autres éléments de preuve. En outre, la preuve des normes sociales est souhaitable, mais non essentielle.
95 On ne peut certes douter du fait que, depuis l’arrêt Butler, le préjudice social constitue un critère de grande importance pour conclure à l’indécence. Par exemple, dans l’arrêt Mara, au par. 33, notre Cour a énoncé que le test de la norme de tolérance à l’égard d’un spectacle était de savoir « si le préjudice social qu’il engendre, compte tenu des circonstances dans lesquelles il a lieu, est tel que la collectivité ne tolérerait pas qu’il ait lieu ». Voir aussi Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 52.
96 Cependant, malgré l’importance du critère du préjudice social, on ne peut soutenir qu’il constitue la seule norme à partir de laquelle doit être évaluée la tolérance de la société canadienne à l’égard de pratiques sexuelles. Plus encore, il faut s’arrêter à la définition même du préjudice social avant d’être en mesure d’appliquer ce critère pour décider du niveau de tolérance de la société canadienne. Mis à part les difficultés conceptuelles et pratiques qui découlent de l’adoption d’une telle approche et qui seront discutées ultérieurement, l’analyse de l’émergence de la notion de préjudice dans la jurisprudence de notre Cour en matière d’obscénité et d’indécence a permis de constater que l’arrêt Towne Cinema n’a jamais été écarté ou contredit. Si l’on garde à l’esprit les raisons qui ont mené à l’adoption du critère de préjudice social, les arrêts Butler, Tremblay et Mara ne permettent pas de conclure que les tribunaux doivent déterminer ce que la société tolère en fonction du degré de préjudice seulement, notamment du préjudice tel que le définissent par nos collègues de la majorité dans la présente affaire. La détermination de la norme de tolérance s’effectue encore selon une analyse contextuelle. D’ailleurs, il est intéressant de noter que dans l’arrêt Tremblay, qui traitait d’indécence, l’analyse de la majorité ne faisait pas du préjudice le critère unique. L’analyse y reposait davantage sur une appréciation globale des éléments contextuels propres à cette affaire.
97 Ainsi, le préjudice grave n'est pas le critère unique pour décider de la tolérance de la société canadienne. Le préjudice n’est qu’un indicateur de la norme de tolérance de la société. Les arrêts invoqués par la majorité doivent être replacés dans un courant jurisprudentiel qui met l’accent sur la question de savoir si la norme de tolérance a été violée en fonction de la nature des actes, des lieux où ils se sont produits et du contexte. Nous sommes donc d’avis que l’analyse de la majorité s’écarte en pratique de la jurisprudence lorsqu’elle adopte une approche fondée uniquement sur le préjudice, alors que les arrêts Mara et Butler n’ont jamais rompu avec l’analyse contextuelle.
98 Sur le plan des principes, nous pensons que le changement dans l’ordre juridique que propose la majorité est inapproprié notamment parce qu’aucune justification valable n’est donnée pour écarter le recours au test actuel. Nous sommes persuadés que la nouvelle approche prive de toute pertinence les valeurs sociales que l’ensemble de la société canadienne considère important de protéger.
99 D’abord, l’approche de nos collègues modifie le rôle du juge dans la détermination de la norme de tolérance. Il ressort clairement de la jurisprudence que le juge est appelé, à travers une analyse contextuelle, à se faire l’interprète de la conception que la société se fait des pratiques sexuelles telles qu’elles s’expriment dans divers lieux et à divers moments. La question de savoir si les actes reprochés respectent la norme de tolérance de la société canadienne constitue alors une question de droit : voir Mara, par. 26; Tremblay, p. 946 (le juge Gonthier, dissident, mais pas sur ce point). Or, en adoptant certaines catégories de préjudice qui mettent l’accent sur la simple exposition du grand public à des actes sexuels ou encore sur le risque de préjudice psychologique ou physique grave, l’approche de la majorité tend à réduire l’analyse du juge à une analyse purement factuelle. La recherche de la norme de tolérance s’apparente alors à une question de fait, ce qui contredit la jurisprudence de notre Cour.
100 Ensuite, la détermination de la norme de tolérance en fonction des trois catégories de préjudice adoptées par la majorité ne permet pas de prendre en compte la multitude de situations susceptibles de franchir le seuil de l’indécence. Certes, l’indécence identifiée en fonction du préjudice correspondra dans la majorité des cas à celle déterminée selon l’analyse contextuelle. Toutefois, il est facile d’imaginer des situations où les catégories ne refléteront pas la norme de tolérance de la société canadienne. Par exemple, il se peut que, même en l’absence d’actes dégradants ou de préjudice subi par les participants, la société canadienne ne tolère pas certains actes commis dans un contexte et un lieu particulier et ce, indépendamment de la présence de spectateurs ou du consentement de ceux-ci. En d’autres termes, les actes sexuels, quels qu’ils soient, pratiqués en l’absence de spectateurs seraient de facto exclus de la portée des dispositions visant à interdire l’indécence. À notre avis, l’indécence ne peut dépendre uniquement de l’exposition du grand public aux actes sexuels. Ce résultat ne peut être accepté.
101 La tolérance de la société canadienne à l’égard des pratiques sexuelles doit se mesurer indépendamment de la seule présence de spectateurs. Il faut rappeler la nature du principe en cause. Celui-ci consiste à établir non pas ce que les Canadiens estiment convenable pour eux‑mêmes, ou ce que les spectateurs ou participants en question estiment convenable pour eux-mêmes, mais ce que les Canadiens ne souffriraient pas que d’autres Canadiens voient : Towne Cinema, p. 508-509. Dans un contexte où on doit évaluer la tolérance de la société canadienne à l’égard d’actes sexuels, et non de spectacles indécents comme dans l’arrêt Mara, ce principe visera nécessairement ce que les Canadiens ne souffriraient pas que d’autres Canadiens fassent, compte tenu du lieu et du contexte en général, bien entendu. Il faut aussi rappeler qu’il faut tenir compte des normes de l’ensemble de la société et non des normes d’une fraction de la société : Towne Cinema, p. 508. Par conséquent, l’indécence ne peut pas dépendre uniquement de la présence de participants ou de leur avis. L’analyse contextuelle permettra de prendre en compte le caractère privé du lieu où les actes sont pratiqués. Mais la possibilité que des pratiques sexuelles dans des endroits auxquels le public a accès ne soient pas soumises à l’application de la norme de tolérance en raison de leur caractère prétendument privé – nous parlons ici de cette notion équivoque de lieux relativement privés – est incompatible avec une conception correcte de la norme de tolérance. Une approche qui, dans plusieurs situations comme celles de la présente cause, empêche systématiquement l’identification et l’application de la norme de tolérance doit être rejetée.
102 Par ailleurs, l’approche de la majorité pose des problèmes sérieux si l’on s’attarde aux conséquences pratiques qui résulteraient de son adoption. Pour se défendre avec succès contre une accusation portée en vertu du par. 210(1) C. cr. dans un contexte où ne surviennent pas d’actes dégradants ou dans lequel les participants ne subissent pas de préjudice grave, il suffirait simplement de s’assurer que le grand public n’est pas spectateur, quel que soit le nombre de participants. Il serait alors difficile de caractériser les actes comme indécents, faute d’une preuve de préjudice.
103 À notre avis, le test adopté par la majorité introduit une notion de tolérance qui ne semble pas justifiable en vertu de quelque principe que ce soit. On ne saurait la retenir sous prétexte que le préjudice est plus facile à prouver ou qu’il est souhaitable d’uniformiser ce type d’infraction avec les autres infractions criminelles qui, dans la vaste majorité des cas, trouvent leur justification dans le besoin de protection de la société contre le préjudice. Encore faut-il laisser à la moralité sociale, qui est inhérente aux infractions d’indécence et qui s’exprime par l’application de la norme de tolérance, la possibilité d’intervenir dans toutes les situations où elle est pertinente. Autrement, les valeurs sociales que l’ensemble de la société canadienne considère important de protéger seraient dépourvues de toute pertinence.
104 Par surcroît, l’existence d’un préjudice n’est pas un préalable à l’exercice du pouvoir de l’État de criminaliser certains comportements. L’existence de considérations sociales et morales fondamentales suffit : voir R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, p. 635. Il n’y a pas de principe justifiant l’harmonisation des infractions.
105 La position de la majorité fondée sur le préjudice trouve sa justification philosophique dans les thèses libérales de J. S. Mill. En effet, ce philosophe soutenait que la seule raison légitime qui puisse justifier l’utilisation de la force de l’État contre un membre de la société est de l’empêcher de nuire aux autres : voir J. S. Mill, De la liberté (1990), trad. L. Lenglet, p. 74. Notre Cour a eu l’occasion de traiter du principe de préjudice dans l’arrêt Malmo-Levine. Bien que cet arrêt porte sur les limites constitutionnelles au pouvoir de l’État de légiférer en matière criminelle, l’opinion majoritaire fait bien ressortir que la justification de l’intervention de l’État ne peut se réduire à un seul facteur. De multiples critères permettent de justifier cette intervention en matière criminelle, même si elle restreint de la liberté des gens : voir Malmo-Levine, p. 632. Les infractions du Code criminel trouvent donc leur fondement dans des principes et valeurs autres que la notion de préjudice. En l’espèce, il s’agit de la moralité sociale. On comprend dès lors qu’accorder une trop grande importance au critère du préjudice empêchera de mettre en œuvre les principes moraux qui font consensus au sein de la société.
106 La position de nos collègues soulève aussi des problèmes à propos de l’identification du niveau de préjudice requis pour conclure à l’indécence. Le seuil proposé s’avère à notre avis trop exigeant et trop abstrait. Rien ne justifie que l’on adopte un seuil qui soit tel qu’il requière ni plus ni moins une preuve d’un désordre social potentiel engendré par les pratiques sexuelles en cause. La jurisprudence antérieure n’allait pas si loin et ne faisait que conclure que de favoriser la conduite antisociale irait à l’encontre du bon fonctionnement de la société. Pourquoi s’attacher à une telle notion alors que la tolérance est clairement reliée à une notion de morale publique et de valeurs collectives? Que signifie l’acte qui met en cause le bon fonctionnement de la société? Comment exiger la preuve qu’un acte va mener au comportement antisocial, à supposer qu’on en ait une définition objective, et pourquoi l’exiger alors qu’on peut se trouver en l’instance devant des actes qui correspondent justement à cette définition?
107 La position de l’arrêt Mara où l’on définit la tolérance en fonction du préjudice que subissent ceux qui assistent à un spectacle doit être écartée dans le cadre d’une infraction visée au par. 210(1) C. cr. En effet, alors que l’arrêt Mara comportait une analyse de la question de savoir si un spectacle est indécent, la question en l’espèce est de savoir si un acte est indécent: voir Mara, par. 39. On ne saurait donc s’attarder, dans le cas d’actes indécents, au préjudice que risquent de subir les spectateurs.
108 Adopter cette position aurait pour effet d’évacuer le jugement que pourrait porter la société sur des pratiques sexuelles ainsi que l’application de la morale sociale qui s’y rattache. La norme de tolérance ne peut exclure seulement les actes qui franchissent cette frontière hypothétique au-delà de laquelle le bon fonctionnement de la société est remis en cause. Elle est aussi reliée à un ordre social dans la mesure où l’on traite de ce qui est acceptable en société au regard d’une morale sociale connue. La notion de préjudice se rattache alors à une notion de moralité sociale et non uniquement au dysfonctionnement de la société ou à la création d’une prédisposition à agir de façon antisociale.
109 En effet, la moralité sociale contemporaine du Canada rejette notamment la pornographie infantile, l’inceste, la polygamie et la bestialité indépendamment de la question de savoir si ces actes causent un préjudice social ou non. La société juge que ces actes sont, en eux-mêmes, préjudiciables. Le législateur permet la mise en œuvre de cette moralité sociale par l’adoption de normes législatives dans les lois comme le Code criminel. Par ailleurs, la société ne tolère pas non plus les actes dégradants ou l’exploitation sexuelle: Butler, p. 485. L’achat de faveurs sexuelles dans des lieux publics n’est pas accepté non plus, comme en font foi les diverses dispositions du Code criminel interdisant les maisons de débauche et la prostitution. Dans ce deuxième type de situations, la morale s’exprime par des dispositions qui commandent une évaluation des cas d’espèce dans le cadre et les circonstances où ils surviennent pour vérifier la tolérance de la société canadienne à l’égard des actes. On constate donc que certains actes sont prohibés en raison de leur nature préjudiciable. D’autres le deviennent en raison du contexte et des lieux dans lesquels ils surviennent, comme par exemple dans le présent dossier. Le préjudice, en définitive, se réfère alors à une notion de moralité sociale. Il y a aussi préjudice dans la mesure où survient une atteinte à ce qui est acceptable en société au regard de la morale publique.
110 Ainsi, la nécessité de prouver un dysfonctionnement de la société à un degré qui s’approche du désordre social paraît restreindre indûment les situations dans lesquelles un tribunal pourra conclure à l’indécence. En effet, l’importance de cette exigence modifie en profondeur la notion traditionnelle de tolérance en suggérant que le public tolère tout ce qui est contraire à la morale publique, sauf si on peut établir qu’un acte provoquera un désordre social important.
111 Il semble aussi que le fait de prendre en compte uniquement le critère du préjudice pour l’application du par. 210(1) C. cr. pose des difficultés analytiques. Dans l’arrêt Mara, les appelants étaient accusés, en vertu du par. 167(1) C. cr, d’avoir « présenté [...] une représentation, un spectacle ou un divertissement immoral, indécent ou obscène ». Cependant, notre Cour décida au par. 37
Pour conclure qu’un spectacle est indécent, il faut conclure que ceux qui y assistent subissent un préjudice perçu par l’ensemble de la société. La possibilité qu’un préjudice soit causé aux exécutantes mêmes, bien qu’elle soit évidemment regrettable, n’est pas un facteur essentiel aux fins de l’art. 167.
112 La Cour réduisit donc l’importance du facteur du risque de préjudice sur les participants. Toutefois, elle jugea que ce principe ne s’applique pas aux infractions visées par le par. 210(1) C. cr. Au paragraphe 39, le juge Sopinka écrit :
Je note, toutefois, que notre Cour, dans Tremblay, et la Cour d’appel, en l’espèce, ont accordé une grande importance au risque d’agression sexuelle et de transmission de maladie, ce que je ne fais pas, mais il est important de se rappeler que Tremblay comportait une analyse de la question de savoir si des actes accomplis en privé étaient indécents, alors que la présente affaire comporte une analyse de la question de savoir si un spectacle était indécent. Dans Tremblay, l’accusation avait été portée en vertu du par. 193(1) du Code criminel (maintenant le par. 210(1)). L’élément essentiel de cette infraction est la tenue d’un lieu pour la pratique d’actes indécents. La présence de spectateurs et l’incidence sur ceux‑ci est relativement sans importance. Par ailleurs, l’élément essentiel de l’infraction décrite à l’art. 167 est le fait de donner ou de permettre que soit donné un spectacle indécent. La présence de spectateurs et le fait qu’il y ait eu « spectacle » au sens du par. 167(1) ont grandement pour effet, dans la présente affaire, de mettre l’accent sur l’analyse de l’incidence sur les spectateurs plutôt que sur les exécutantes. Bien que je ne partage pas le point de vue de la Cour d’appel quant à l’importance du risque de maladies infectieuses pour pouvoir conclure à l’indécence d’un spectacle, je suis par ailleurs entièrement d’accord avec la façon admirable dont le juge en chef Dubin de l’Ontario a établi les différences entre la présente affaire et les arrêts Tremblay et Hawkins, et a expliqué pourquoi les activités dans la présente affaire étaient indécentes. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de répéter mot à mot ce qui a été dit, les principales distinctions peuvent être résumées de la façon suivante. [Nous soulignons.]
113 Ainsi, alors que l’effet sur les spectateurs constitue un élément central de la détermination de l’indécence pour l’application du par. 167(1) C. cr., l’impact sur les participants demeure un élément important pour l’application du par. 210(1) C. cr. En d’autres termes, pour savoir s’il y a infraction consistant à tenir une maison de débauche, le préjudice pertinent n’est pas « le préjudice résultant d’une attitude chez ceux qui assistent au spectacle, tel qu’il est perçu par l’ensemble de la société » (Mara, par. 34), mais le préjudice subi par ceux qui participent aux actes, tel qu’il est perçu par l’ensemble de la société. Ces remarques montrent bien l’insuffisance d’une analyse entièrement fondée sur la notion de préjudice grave.
114 Une difficulté survient alors, car l’analyse devient circulaire. Si l’on accepte le fait que le test de l’indécence pour l’application du par. 210(1) C. cr. consiste à déterminer si les participants aux actes sont prédisposés à agir de manière antisociale (un des trois types de préjudice proposés par la majorité), il semble illogique de se demander si la personne qui commet un acte supposément indécent est prédisposée à agir de manière antisociale. La personne agit déjà de manière antisociale. Dans le cadre des actes indécents, par opposition aux spectacles indécents, la question de la prédisposition à agir de manière antisociale semble non pertinente. Le préjudice résulterait davantage d’une atteinte aux normes sociales comme nous l’avons vu antérieurement.
115 Conséquemment, dans le cadre d’une infraction visée au par. 210(1) C. cr., nous sommes d’avis qu’il n’y a pas lieu de s’attarder obligatoirement à l’effet du préjudice sur la société telle que la prédisposition à agir de manière antisociale. Ce type de préjudice sera présent devant la preuve d’actes déshumanisants, avilissants ou dégradants. L’arrêt Tremblay, en omettant de centrer l’analyse sur la prédisposition à agir de manière antisociale, semble confirmer cette approche selon nous. En résumé, il n’est tout simplement pas possible de faire une analyse rationnelle en ce domaine en limitant le critère de la tolérance à la preuve d’un préjudice grave et, en particulier, en identifiant ce dernier à la prédisposition à agir de façon antisociale.
116 Ces raisons suffiraient pour rejeter un test de détermination de la norme de tolérance fondé uniquement sur le préjudice. L’approche de nos collègues souffre d’un trop grand nombre de lacunes sur le plan tant pratique que théorique. Elle introduit une notion de tolérance qui ne semble pas justifiable en vertu de quelque principe que ce soit. La jurisprudence supporte aussi difficilement cette position. Nous exposerons donc maintenant l’approche qui nous semble la plus appropriée.
3.3 La détermination de la norme de tolérance en fonction du contexte
117 L’analyse permettant de déterminer la norme de tolérance doit reposer sur deux éléments principaux : la nature des actes et le contexte.
3.3.1 La nature des actes
118 Il semble difficile de contester le fait que, dans un contexte donné, la tolérance de la société canadienne à l’égard d’actes sexuels varie en fonction de leur nature. À notre avis, cela explique pourquoi, en matière d’indécence, la jurisprudence tient compte de la nature des actes sexuels pour identifier la norme de tolérance : voir Tremblay, pp. 957, 969 et 971; Mara, par. 40; Roux c. La Reine, [2001] R.J.Q. 567 (C.A.). Le témoignage de l’expert Michel Campbell dans la présente cause confirme aussi la pertinence de ce facteur : D.A., vol. VIII, pp. 1247, 1251 et 1297. La nature des actes sexuels et le contexte dans lequel ils sont posés constituent donc deux facteurs qui interagissent de façon dynamique pour influencer le seuil de tolérance de la société canadienne.
119 Deux précisions s’imposent ici. D’abord, le juge ne doit pas porter un jugement sur la moralité des actes eux-mêmes, indépendamment du contexte. La prise en compte de la nature des actes offre simplement la possibilité de les comparer à d’autres actes accomplis dans un contexte similaire. Si, par exemple, la jurisprudence considère une pratique sexuelle comme indécente dans un contexte similaire, la nature d’actes plus dégradants ou déshumanisants conduira plus facilement à un constat d’indécence. En effet, ces actes seront moins tolérés par la population en raison de leur capacité d’entraîner un préjudice social.
120 Ensuite, l’appréciation du caractère des actes ne devrait pas être influencée par l’orientation sexuelle des participants. La norme de tolérance ne saurait incorporer une attitude discriminatoire fondée sur l’orientation sexuelle. Comme l’expliquait le juge Binnie dans l’arrêt Little Sisters, par. 119. : « Le fait de considérer une minorité donnée comme étant moins digne de protection et de respect que les autres est antithétique aux justifications réparatoires qui sont à la base de l’adoption de la norme sociale. »
3.3.2 Le contexte
121 Le par. 210(1) C. cr., en renvoyant à la notion d’indécence, impose nécessairement des restrictions de temps (tel que le moment de la journée) et de lieu quant aux pratiques sexuelles. En effet, l’indécence vise le comportement sexuel ou sa représentation qui n’est ni obscène ni immoral, mais inopportun ou inapproprié selon les normes canadiennes en raison du contexte dans lequel il survient : Tremblay, p. 962, citant le juge Boilard dans Pelletier c. La Reine, [1986] R.J.Q. 595, p. 604. La conception législative et jurisprudentielle de l’indécence requiert ainsi une analyse contextuelle des actes en cause.
122 Il ressort de la jurisprudence de notre Cour en matière d’indécence et d’obscénité que les éléments contextuels suivants peuvent être pris en compte pour identifier la norme de tolérance : (1) le caractère privé ou public des lieux; (2) le type de participants et la composition de l’auditoire; (3) la nature de l’avertissement donné relativement aux actes; (4) les mesures visant à limiter l’accès aux lieux; (5) le caractère commercial des lieux et des actes; (6) la finalité de ceux-ci; (7) le comportement des participants et (8) le préjudice subi par les participants (voir Tremblay, p. 960-961; Mara, par. 32). Cette liste n’est toutefois pas exhaustive. La nature des éléments adoptés par la jurisprudence reflète selon nous le désir de la société de limiter les actes sexuels pratiqués en public, surtout dans un contexte commercial.
123 Il est utile d’apporter des précisions à l’égard de certains des éléments contextuels. D’abord, l’analyse du caractère public ou privé du lieu dans lequel les actes sont posés ne devrait pas reposer sur une simple dichotomie public/privé. Face à la multitude de situations dans lesquelles les cours peuvent être appelées à juger de la nature indécente de pratiques sexuelles, il faut préférer à une telle dichotomie réductrice une analyse qui reconnaît un continuum de situations et de contextes. Le témoignage d’expert de M. Campbell cité dans la cause R. c. Angerillo, [2003] R.J.Q. 1977 (C.M. Montréal), par. 129-130, nous paraît refléter le fait que la tolérance varie par degré en fonction du caractère public d’un lieu :
Cependant, le Tribunal comprend du témoignage du Dr Campbell que pour les Canadiens, dans tous les cas, la notion de l’échangisme est entendue dans le sens que les échanges sexuels des partenaires se font en privé, c’est‑à‑dire « entre eux ». En fait, le témoin réfère à une espèce de « contrat social » qui s’établit tacitement ou spécifiquement entre ceux qui vont participer aux échanges sexuels. Ainsi, plus le « contrat social » est serré et hermétique à la présence des tiers, plus nous nous rapprochons de la définition « classique » de l’échangisme. Selon lui, c’est là que se situe le seuil de tolérance de la société canadienne contemporaine, c’est‑à‑dire à la condition que les échanges sexuels aient lieu en privé.
De même, si les activités sexuelles ont lieu en public, on ne parle plus « d’échangisme », mais « d’orgie ». Or, selon le Dr Campbell, clairement, les Canadiens ne tolèrent pas les orgies et ils n’acceptent pas que d’autres Canadiens, même adultes, avertis et consentants, participent à des orgies. [Nous soulignons.]
M. Campbell a confirmé cette approche à plusieurs reprises lors de son témoignage en première instance : D.A., Vol. VIII, pp. 1292 et 1313.
124 Pour ces raisons, on ne saurait automatiquement qualifier un club échangiste de lieu « privé » parce que le grand public n’y circule pas librement. Le lieu pourrait conserver une dimension publique suffisante pour conclure à l’indécence. D’ailleurs, adopter la position contraire empêcherait de sanctionner tout acte sexuel non dégradant et ne portant pas préjudice à ses participants dès lors que ces derniers sont consentants et que les spectateurs ne sont considérés que comme des participants. Cette solution inacceptable, comme nous l’avons vu, revient à nier que l’application de la norme de tolérance puisse viser des actes sexuels pratiqués dans des établissements auxquels le public a accès. Une telle solution, en effet, ne tient pas compte du fait que l’indécence relève de ce que les Canadiens ne souffrent pas que d’autres voient ou fassent : Towne Cinema, p. 508. Elle reviendrait aussi à dire que seule la morale des participants compte.
125 L’article 150 du Code criminel limite aussi la possibilité de qualifier de lieu privé tout endroit où le grand public ne circule pas. Cette disposition définit « endroit public » comme « [t]out lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite. »
126 Pour les même raisons qui nous forcent à rejeter la dichotomie public/privé, il nous semble impossible de reconnaître la validité du concept de « relative intimité » envisagé par le juge Proulx en Cour d’appel ([2004] R.J.Q. 2076). Ce concept flou ne saurait servir qu’à créer une nouvelle catégorie qui rend tolérable un acte dès lors que les gestes reprochés sont accomplis lorsque subsiste une certaine intimité, suivant la définition imprévisible que l’on pourrait donner à cette notion. Dans l’arrêt Tremblay, le juge Cory n’a mentionné à cette notion que pour résumer le contexte dans lequel les actes survenaient, c’est-à-dire une pièce fermée où seuls deux adultes étaient présents (p. 970). Ceci diffère des faits de la présente cause, comme nous le verrons ultérieurement.
127 Le caractère commercial des lieux et des actes joue, quant à lui, un rôle important dans la détermination du seuil de tolérance de la société canadienne. Dans l’arrêt Mara, notre Cour a tenu compte du fait que l’échange commercial contribuait au caractère dégradant et humiliant des actes reprochés en contribuant à utiliser la femme comme une personne-objet (par. 34). Le juge Gonthier s’est aussi référé, en dissidence, à la commercialisation de certaines activités sexuelles pour établir l’existence d’un préjudice qui peut survenir dans la sphère publique
Si l’étalage d’activités aux regards des gens constitue l’un de ces préjudices, il en existe de nombreux autres, certainement importants, qui comprennent l’exploitation, la dégradation, la commercialisation excessive de certaines activités et les dangers qu’elles entraînent.
(Tremblay, p. 943)
128 À l’inverse, l’absence de caractère commercial relié à l’acte reproché peut aussi constituer un facteur militant en faveur de la tolérance : R. c. Jacob (1996), 31 O.R. (3d) 350 (C.A.), p. 365, le juge Osborne. Finalement, les nombreuses infractions du Code criminel relatives aux maisons de débauche (art. 210 et 211 C. cr.), au proxénétisme (art. 212 C. cr.) et à la sollicitation de services sexuels (213 C. cr.) témoignent du peu de tolérance de notre société à l’égard de la commercialisation des actes sexuels.
129 On ne saurait par conséquent écarter la prise en considération du caractère commercial des pratiques sexuelles dans la détermination de l’indécence. La pertinence du facteur de la commercialité s’explique par le fait que les actes sexuels associés à un échange commercial ont une incidence sur la tolérance de la société, notamment parce que ce type d’échange dénote une exploitation et une perte de dignité ou d’autonomie des personnes impliquées.
130 Le facteur de la finalité des actes vise à prendre en compte l’esprit ou l’objectif qui sous-tend les pratiques dont on allègue l’indécence. Par exemple, en matière d’obscénité et de spectacles indécents, des éléments qui dénotent une finalité artistique seront généralement mieux tolérés (voir Towne Cinema, p. 512; Butler, p. 482-483; Little Sisters, par. 65 et 195). En ce qui a trait aux actes indécents, des pratiques qui ont pour objectif d’infliger des blessures corporelles ou de commettre des actes dégradants influenceront négativement la perception de la société.
131 Le préjudice subi par les participants s’avère aussi pertinent. Il faut alors porter attention aux risques de préjudice corporel ou psychologique. Cette approche permet de prendre en compte le risque de propagation de maladies transmissibles sexuellement (« MTS ») : Tremblay, p. 970-971. Dans la mesure où la preuve démontre un risque réel de transmission lié à l’absence systématique de mesures de protection, ce facteur restera pertinent. Nous ne partageons pas la position de la majorité sur ce point, puisque la tolérance des Canadiens à l’égard de pratiques sexuelles se trouvera influencée par les risques de transmission de MTS.
132 Finalement, le consentement des participants ou la présence d’adultes avertis ne sont pas, à eux seuls, des éléments décisifs. Un acte sexuel consensuel, tout à fait accepté dans une autre situation, peut en effet être indécent s’il est accompli dans un contexte tel qu’il ne respecte pas la norme de tolérance de la société canadienne. Nous le répétons, c’est la tolérance de la population en général qui compte et non celle des participants ou spectateurs : Towne Cinema, p. 508. De plus, comme l’indiquait le juge Sopinka dans l’arrêt Butler à la p. 479 :
Pour déterminer si du matériel est dégradant ou déshumanisant, l’apparence de consentement n’est pas nécessairement déterminante. [...] Parfois, l’apparence même de consentement rend les actes représentés encore plus dégradants ou déshumanisants.
Voir aussi Mara, par. 35. Il faut même éviter de se fier au consentement des participants comme facteur décisif. L’absence de consentement pourra toutefois contribuer à qualifier les actes comme dégradants ou déshumanisants. C’est en ce sens que nous interprétons les motifs du juge Cory dans l’arrêt Tremblay lorsqu’il traite, à la p. 971, du consentement éclairé à l’accomplissement des actes.
3.4 Le rôle du juge
133 Avant d’aborder l’application des principes aux faits, nous discuterons maintenant de la question du rôle du juge dans l’identification et la mise en œuvre de la norme de tolérance. Une compréhension exacte du rôle du juge permet d’expliquer pourquoi l’analyse contextuelle de la norme de tolérance offre suffisamment d’objectivité. Elle diminue d’autant la nécessité de modifier l’état du droit en matière d’indécence au motif qu’il faut rendre l’analyse plus objective.
134 Pour privilégier la notion de préjudice comme critère fondamental servant à établir l’indécence, la majorité invoque la nécessité de rendre l’analyse plus objective. On doit reconnaître toutefois qu’un certain degré de subjectivité demeure inhérent à la détermination de la norme de tolérance en raison du rôle du juge comme interprète des normes minimales sociales en matière sexuelle. Malgré cette difficulté, l’analyse demeure objective dans l’ensemble dans la mesure où le juge fait abstraction de ses convictions personnelles pour rechercher la nature du consensus social. Les juges doivent non seulement identifier le mal que les dispositions du Code criminel traitant de l’indécence visent à enrayer, mais aussi déceler la nature et le contenu des valeurs morales de la société dans laquelle ils exercent leurs fonctions afin d’identifier la norme de tolérance.
135 Le rôle du juge ne consiste pas à examiner la preuve uniquement pour constater la présence ou l’absence d’un préjudice social en particulier et en déterminer le degré. Son rôle consiste à répondre à une question de droit, en examinant la nature des actes dans leur contexte et en les évaluant par rapport aux pratiques et aux attitudes des Canadiens. C’est une tâche difficile, mais, « homme ou femme d’une époque, formé par sa culture et ses préoccupations, [il] doit assumer les risques des problèmes d’identification et de mise en relation de valeurs parfois contradictoires » : voir LeBel, p. 57. Malgré les difficultés, on ne devrait pas rejeter le test original de tolérance et faciliter l’avènement d’un nouveau test fondé uniquement sur la notion de préjudice. Le test, dès l’origine, a été conçu comme une norme suffisamment objective, tant sur le plan conceptuel que sur le plan de l’application aux faits : voir Towne Cinema, p. 503, 508, 515 et 516. Les juges s’informent sur les comportements et les attitudes des Canadiens quant aux mœurs et considèrent ensuite la preuve des parties sur cette question. Un choix de valeurs s’effectue, mais le juge a l’obligation de subordonner ses conceptions personnelles de la moralité aux normes de la société en général. Cette méthode permet de respecter les valeurs qui font consensus au sein de la société et, par le fait même, d’assurer un niveau suffisant d’objectivité. Son application ne semble pas poser de difficultés insurmontables pour les tribunaux : Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), p. 1159. Ce n’est d’ailleurs pas ici le seul domaine où pareil exercice est demandé au juge.
136 Le juge affirme une morale sociale qui n’est pas nécessairement rattachée à des croyances personnelles, mais qui ressort des valeurs de la population, notamment celles reflétées dans la législation en matière sexuelle. Dans un tel cadre, le juge peut, malgré son rôle d’interprète de la morale sociale, assurer un degré d’objectivité suffisant en recourant aux valeurs qu’affirme la législation. Le témoin expert, souvent spécialiste en sciences sociales, aidera aussi le juge dans sa tâche et permettra d’assurer un degré d’objectivité suffisant.
4. L’application des principes aux faits
137 Nous concluons, en l’espèce, que les actes sexuels en cause étaient indécents compte tenu du contexte. La société ne tolère pas, à notre avis, que des actes de cette nature surviennent dans un lieu commercial auquel le public a facilement accès. L’établissement de l’appelant était donc une maison de débauche.
4.1 La nature des actes
138 La nature des actes sexuels en l’espèce contribue à leur indécence. Objectivement, sans tenir compte du contexte et en évitant de juger de la moralité de ces actes en eux-mêmes, il faut reconnaître que les pratiques sexuelles de groupe ne constituent pas la norme. À la page 34 de son rapport d’expert et lors de son témoignage, M. Campbell indique que « la plupart des Québécois et Québécoises ne souhaitent pas pratiquer l’échangisme ni la sexualité de groupe » : D.A., Vol. VIII, p. 1244 et 1400. Seulement deux à cinq pour cent de la population s’adonne à ces pratiques : D.A., Vol. VIII, p. 1196. Il faut reconnaître que l’expert souligne que les Canadiens tolèrent l’échangisme en général, mais ses commentaires laissent clairement entendre qu’il ne sera pas toléré s’il survient dans un lieu public. Le contexte sera discuté ultérieurement. De plus, le type d’échangisme pratiqué dans l’établissement de l’appelant donne lieu aux pratiques les plus diverses, comme le révèlent les exemples d’actes de pénétration, de fellation et de masturbation pratiqués de manière simultanée ou successive par plusieurs hommes avec une seule femme.
139 À notre avis, il serait possible de qualifier certains de ces actes de dégradants compte tenu du fait que les types d’actes sexuels entre plusieurs hommes et une seule femme pourraient mener à l’exploitation, à l’avilissement ou à l’utilisation des femmes ou de leurs corps à titre d’objets de gratification sexuelle. Cependant, cette question n’a pas besoin d’être résolue dans la présente cause, puisque l’on doit toujours considérer la nature des actes dans leur contexte. Il ressort de l’analyse contextuelle que les actes reprochés dépassent le seuil de tolérance du public canadien.
4.2 Le contexte
140 La majorité s’attarde sur le fait que tous les participants étaient des adultes avertis qui agissaient de façon consensuelle et volontaire. Comme nous l’avons vu antérieurement, le consentement des participants et leur adhésion à un club ou à une philosophie collective ne sont pas des facteurs décisifs pour déterminer la norme de tolérance générale ni pour décider de l’indécence. La question fondamentale est de savoir si les Canadiens tolèrent que d’autres Canadiens participent aux actes sexuels en cause ou en soient témoins, compte tenu du contexte dans lequel ils surviennent. En l’espèce, l’analyse requiert la considération de cinq éléments contextuels.
4.2.1 Le caractère privé ou public des lieux
141 Une analyse du lieu dans lequel les actes sont pratiqués révèle que l’établissement est public. Bien qu’il s’annonce comme un club privé, le club L’Orage constitue un endroit auquel le public a facilement accès, « sur invitation, expresse ou implicite » comme l’énonce l’art. 150 C. cr. Plusieurs éléments factuels illustrent cette dimension publique et la facilité avec laquelle le public peut entrer dans l’établissement. Il faut rappeler que les membres du grand public sont invités à maintes reprises à devenir membre du club et à participer aux activités sexuelles au troisième étage et ce, malgré les mesures de contrôle qui prétendent en limiter l’accès. Le nombre d’individus qui accèdent à l’établissement et potentiellement au troisième étage est aussi très élevé, soit 800. Pour accéder à l’établissement, il suffit de payer les frais exigés après avoir subi une entrevue simple et peu sérieuse. On peut même accéder à l’établissement et au troisième étage encore plus aisément en étant simplement l’invité d’un membre du club. L’appelant ou ses employés ne procèdent alors à aucune entrevue et ne donnent aucun avertissement officiel. On se fie uniquement aux membres actuels pour informer leurs invités au sujet de la nature précise des actes sexuels qui se déroulent au troisième étage et pour s’assurer qu’ils partagent la philosophie de l’échangisme et ne soient pas choqués par ce qu’ils voient.
142 En somme, il s’agit d’un endroit dont la nature reste décidément publique. L’établissement de l’appelant n’est pas seulement un lieu auquel le grand public a accès sur invitation expresse ou implicite. L’accès du public s’y effectue très aisément. La preuve souligne la facilité avec laquelle les membres du grand public pouvaient accéder au club et au troisième étage pour être témoin des actes sexuels ou y prendre part. Il ne s’agit pas d’un cercle privé au sein duquel des membres partagent une même philosophie et pratiquent l’échangisme dans l’intimité. La situation en l’espèce n’a d’ailleurs rien à voir avec celle de l’arrêt Tremblay où il était possible de s’isoler dans un endroit qui assurait, dans les circonstances de l’affaire, une relative intimité. Nous partageons donc les conclusions de la juge de première instance, aux p. 2807-2808 :
Le tribunal arrive à la conclusion, après examen de la preuve, que c’est à dessein que M. Labaye a qualifié d’appartement privé ce troisième niveau alors que tous les membres et leurs invités y avaient accès. La distinction faite par M. Labaye entre son club « public » et son appartement prétendument « privé » n’est qu’un écran de fumée qui ne saurait cacher la réalité incontestable que des relations sexuelles de toutes sortes avaient lieu publiquement à l’intérieur d’un établissement licencié accessible à une large clientèle qui avait payé pour y pénétrer.
([1999] R.J.Q. 2801)
143 Les motifs du jugement majoritaire semblent indiquer que puisque le « public » en l’espèce est composé uniquement des membres du club et de leurs invités, le « grand public » ne risque pas de voir les actes en question. Nous ne pouvons souscrire à cette analyse. Le « public » en l’espèce est composé de gens qui sont à la fois participants et spectateurs. Un lieu peut être suffisamment public bien que les personnes qui s’y rassemblent soient membres d’un club « privé » ou soient leurs invités. Rappelons ici que, dans le cadre d’une infraction visée au par. 210(1) C. cr., la notion de tolérance, et donc d’indécence, vise les personnes qui participent aux actes, malgré leur consentement et indépendamment de la présence de spectateurs. La question fondamentale reste de savoir si la société tolère que ces individus soient témoins de ces activités ou y participent dans ce contexte.
144 À notre avis, la norme de tolérance est dépassée dès lors que des actes d’échangisme sexuel comme ceux pratiqués en l’espèce se déroulent dans un lieu dont le caractère public est indéniable. Nous nous appuyons notamment sur le témoignage de M. Campbell cité précédemment et sur l’analyse de son témoignage par le juge Boisvert dans l’affaire Angerillo au par. 129. Bien que la base factuelle sur laquelle s’appuyait l’expert ait été erronée dans la présente cause lorsqu’il conclut que l’appartement au troisième étage de l’édifice de Labaye était un lieu privé, les principes qu’il est possible de dégager de son témoignage demeurent applicables en l’espèce. La facilité avec laquelle le public a accès à l’établissement de l’appelant où se déroulent des actes aussi explicites et l’absence d’intimité contribuent fortement à la conclusion que la tolérance de la société à l’égard de ces pratiques ne va pas aussi loin.
4.2.2 La composition du groupe des participants et de l’auditoire
145 Comme nous l’avons déjà mentionné, il s’agit en l’espèce d’adultes avertis qui partagent présumément la philosophie de l’échangisme. Cependant, cette caractéristique des participants n’est pas pertinente sous le régime de l’art. 210 C. cr. autrement que pour démontrer l’existence d’actes dégradants ou déshumanisants.
4.2.3 Les mesures visant à limiter l’accès au lieu
146 Dans la présente affaire, l’appelant prétend avoir développé un système de contrôle adéquat pour limiter l’accès à l’établissement et au troisième étage aux individus qui partagent la philosophie de l’échangisme et qui savent à quoi s’attendre en accédant à l’établissement. Nos collègues sont d’accord pour dire que l’entrevue initiale, les frais d’adhésion, le portier au premier étage, l’inscription « PRIVÉ » sur la porte menant au troisième étage et la serrure numérique sur la porte menant à l’appartement de l’appelant sont des mesures de contrôle efficaces et appropriées.
147 Avec respect, ces conclusions contredisent celles de la juge du procès et nous ne voyons aucune erreur déterminante dans son analyse. L’entrevue avec les futurs membres ne sert qu’à répondre à leurs questions, ils ne reçoivent aucun avertissement ni explication officielle des actes sexuels qui se déroulent dans l’établissement et la véracité de leurs propos ne fait l’objet d’aucune vérification. Les frais d’adhésion ne font que confirmer le caractère commercial du lieu et des actes reprochés, comme nous le verrons. Le but auquel servira l’argent est non pertinent, la seule question substantielle étant de savoir s’il faut payer pour participer aux actes. L’inscription sur la porte donnant accès au troisième étage est tout aussi inefficace, puisqu’il existe, comme l’a relevé la juge de première instance, un va-et-vient continuel entre les trois étages de l’établissement. La juge souligne que le troisième niveau est une dépendance des deux premiers (p. 2807). Finalement, la preuve révèle que tous les membres du club obtiennent la combinaison de la serrure numérique sur la porte de l’appartement dès leur admission au club. Ils sont tous libres d’y amener des invités. En somme, ces mesures de contrôle ne réussissent pas à limiter adéquatement l’accès du public à un lieu où des actes sexuels très explicites sont pratiqués. Le degré d’intimité n’est donc pas suffisant à notre avis.
4.2.4 Le caractère commercial des lieux et des actes
148 L’analyse du fonctionnement de l’établissement révèle le caractère commercial des activités qui s’y déroulent. Plusieurs éléments factuels mentionnés auparavant témoignent du caractère commercial de l’entreprise de l’appelant. La pratique d’actes sexuels au troisième niveau de l’établissement ne devient possible qu’après un échange commercial obligatoire entre les participants et le propriétaire de l’établissement, puisque toute personne doit débourser des frais d’adhésion pour devenir membre. Pour les participants, il s’agit en quelque sorte d’un achat de services sexuels fournis par d’autres participants, bien qu’il s’agisse d’une exploitation commerciale moins directe ou significative que celle que l’on retrouvait dans l’arrêt Mara où le paiement permettait de pratiquer certains actes sur une danseuse.
149 Les Canadiens ne sont pas portés à tolérer l’exploitation commerciale d’activités sexuelles, puisque cela va à l’encontre de plusieurs valeurs de la société canadienne telles l’égalité, la liberté, et la dignité de la personne. La présence d’éléments factuels qui se rapprochent d’une exploitation commerciale des actes sexuels, bien qu’elle ne suffise pas en elle-même pour conclure à l’indécence, contribue clairement en l’espèce au dépassement de la norme de tolérance de la société.
4.2.5 La présence d’un préjudice social
150 Dans le cadre du par. 210(1) C. cr., la présence ou l’absence d’un préjudice social ne constitue pas un élément décisif en ce qui concerne l’indécence. Ce critère pourrait tout de même aider à déceler le degré de tolérance de la société lorsque des actes déshumanisants, avilissants ou dégradants.
151 Dans la présente affaire, il reste même possible de conclure à l’existence d’une forme de préjudice social qui indique que le degré de tolérance des Canadiens a été dépassé. Ce préjudice résulte du non-respect des normes minimales de moralité publique plutôt que de l’incompatibilité avec le « bon fonctionnement de la société » ou l’incitation à la conduite antisociale. Cette conclusion est propre au par. 210(1) C. cr. et ressort de la détermination de la norme de tolérance en fonction d’une analyse objective et contextuelle des actes sexuels.
152 Ainsi, l’analyse du contexte dans lequel les actes surviennent peut pallier l’absence de préjudice au sens où l’entend la majorité, la présence ou l’absence d’un tel préjudice n’étant qu’un des facteurs à considérer dans l’analyse. En l’espèce, la dimension publique et commerciale des pratiques sexuelles en cause permettrait une conclusion d’indécence, même s’il n’existait aucun préjudice.
4.3 Conclusion sur l’indécence
153 Les actes sexuels reprochés en l’espèce sont des actes très explicites qui surviennent dans un lieu commercial facilement accessible au grand public. Il résulte de cette situation une certaine forme de préjudice social engendré par le non-respect des normes minimales de moralité publique. Compte tenu de ces éléments contextuels, nous sommes d’avis que les actes sexuels pratiqués dans l’établissement de l’appelant dépassent clairement la norme de tolérance de la société canadienne. Ils sont par conséquent indécents. Après notre analyse, nous ne pouvons conclure que la société canadienne tolérerait que des activités sexuelles de groupe de l’ampleur de celles qui surviennent en l’espèce puissent se pratiquer dans un établissement commercial auquel le public a facilement accès. L’établissement de l’appelant est donc une maison de débauche au sens du par. 210(1) C. cr.
5. Dispositif
154 Nous aurions rejeté le pourvoi et confirmé la culpabilité de l’appelant.
Pourvoi accueilli, les juges Bastarache et LeBel sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Robert La Haye, Montréal; Pariseau, Olivier, Montréal.
Procureur de l’intimée : Ville de Montréal.